Son cheminement incertain s’acheva bien entendu au seuil de la chambre. L’oiseau n’y était plus. Lucienne balbutiait des mots qu’il n’entendait pas.
Or il voulait l’entendre. II réussit à se mettre dans un tel état de concentration qu’il parvint à percevoir ce qu’elle disait. Elle « parlait » des pensées intérieures…
— Tu te souviens quand je jouais de ma guitare, pour toi, devant la cheminée… Il n’y avait que les flammes… Tu ne voulais pas que je chante. Tu préférais la voix de ma guitare. Fallait-il que tu m’aimes pour avoir le courage de me le dire…
— Garce ! hurla Laurent.
Lucienne ne broncha pas. Elle continua de parler, mais il n’entendit plus car, en criant, il avait empli sa tête du fracas de sa rage et cela tardait à se dissiper.
Le verdier entra comme une pierre dans la chambre et se posa sur le lit. Ce ne fut qu’une brève étape avant le sol. Il plongea, cueillit un cheveu…
Cette fois, c’était un cheveu d’or, un cheveu de Martine… Le fil éclatant scintilla dans un rayon de soleil lorsque l’oiseau le traversa !
Elle lui jouait de la guitare, là-bas, dans la grande maison normande, accroupie devant un feu de bûches qui sentait le bonheur…
Au fait ? Qu’était devenue sa guitare ?
Il courut dans l’entrée. La valise de Lucienne s’y trouvait, près du portemanteau. Et il y avait la guitare dans sa housse, posée sur le flanc.
Laurent se saisit de l’instrument. Jusqu’alors, il ne l’avait touchée qu’avec dévotion. Pour lui, la guitare était sacrée. C’était l’inspiration de Lucienne, un peu son âme…
Il la dégagea brutalement de son étui de peau et la tint par le manche comme une massue. Le ventre d’acajou accaparait toute la clarté du hall et lançait des reflets.
Laurent retourna au living en continuant de balancer cette caisse sonore.
Il s’assit en tailleur sur le tapis, le dos appuyé à l’accoudoir d’un fauteuil, et prit l’instrument dans ses bras. Il commençait à réaliser enfin. Cette guitare n’était pas une vraie guitare mais une prison. Son bonheur se trouvait enfermé à l’intérieur, et les cordes tendues sur l’ouverture constituaient d’infranchissables barreaux.
Un bonheur si simple, si fort…
Il pinça la plus grosse corde et une note grave vibra sous son ongle.
La même note qui terminait la fameuse chanson de Lucienne…
Au fait, quand avait-elle composé ce succès ? Il réfléchit. Elle l’avait créé à l’Olympia, juste avant les fêtes. Donc elle connaissait déjà l’autre ! Peut-être était-ce Daurant qui l’avait inspirée ?
Un doute d’un nouveau genre l’assaillit. Il brancha l’électrophone et plaça le bras sur la plage qui précédait la chanson.
Il écouta farouchement, l’oreille collée au haut-parleur de l’appareil afin de ne pas perdre une syllabe ou une respiration.
Cette chanson l’avait terriblement troublé. Maintenant il savait pourquoi. C’était parce que Lucienne l’avait composée pour un autre…
Il souleva le bras du pick-up et le replaça quelques spires avant…
L’idiot n’avait jamais vraiment entendu les paroles du refrain.
Ce n’était pas ; « dans LA rivière », mais « dans TA rivière ».
Il actionna le bouton d’arrêt et, à quatre pattes, gagna le téléphone proche. Il le rétablit.
La voix de la postière explosa dans son oreille. Une voix vorace, bouillonnante d’une louche curiosité. On devait jaser dur dans le pays.
— Je voudrais le 14 à Jeanville, Calvados.
— 14, Jeanville, fit la préposée…
Elle actionna son cadran.
— Donne-moi le Calvados ! fit-elle à sa collègue de Paris.
— Et un Calva ! crut devoir clamer cette dernière.
— Je peux vous demander des nouvelles de Lucienne Cassandre ? questionna suavement la postière.
— Ça va mieux…
— Ah bon ! Elle est où ?…
Mais il fut sauvé par le gong. La machinerie téléphonique happait son appel. On lui dit qu’il avait son correspondant.
Un homme parlait à l’autre bout du fil. Sa voix arrivait de très loin.
— Je voudrais parler à M. Daurant père.
— C’est moi.
Laurent marqua un léger temps.
— Je suis le mari, fit-il, piteux.
— J’avais reconnu, dit la voix lointaine.
— Je m’excuse… Je voudrais vous demander une chose, non… deux choses. Y a-t-il une rivière sur vos terres ?
— Oui.
— Est-ce que votre fils…
C’était affreux, mais il s’en moquait.
— Est-ce que votre fils avait les yeux bleus ?
— Très bleus, dit le vieillard.
Il y eut un silence prolongé.
— Je crois que vous avez tort de vous torturer ainsi, dit la voix perdue. Vous n’avez qu’un chagrin d’orgueil.
Il raccrocha sans brutalité, sans hâte, mais avec une fermeté définitive qui fut perceptible à Laurent.
Il en fit autant, et resta agenouillé devant l’appareil, comme un croyant devant une image de son culte, la guitare à ses côtés.
Comme il avait omis de débrancher le téléphone, celui-ci commença de carillonner. Au lieu de répondre, Laurent retira la prise et la sonnerie s’arrêta court.
Il attira la guitare à lui et se releva péniblement car il avait les jambes ankylosées par sa longue station accroupie.
Il caressa les cordes tendues. Un frisson mélodieux passa sur le ventre bombé de la guitare. Il gratta chaque corde et des notes plurent, en vrac.
Il retourna à la chambre. Le verdier était une fois de plus revenu. Il se tenait sur le radiateur, lequel constituait décidément son perchoir de prédilection.
— Tu veux ta guitare, Lucienne ?
— Non.
— Regarde, je l’ai retrouvée !
Il regrettait de ne pas savoir jouer. Il se mit à chantonner :
Il grattait les cordes n’importe comment, cherchant une ombre d’accompagnement. C’était lamentable cette féroce aubade à la femme agonisante.
Il se tut, effrayé par ce qu’il venait de faire.
« Tschééi-tschééi ! », gazouilla l’oiseau.
Le cri était plein d’ironie.
— Tu as compris ce qu’il vient de me dire ? demanda Laurent.
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Je ne peux pas te le répéter.
— C’était méchant pour moi, hein ?
— Oui.
Il posa la guitare sur le lit et promena ses mains fatiguées sur son pauvre visage. Voilà qu’il entrait à nouveau dans le jeu. Voilà qu’il aidait Lucienne à faire QUELQU’UN de cette boule de duvet.