— Dans ta rivière…, reprit-il. Dans ta rivière… Dans ta, dans TA, dans TA rivière… Tu l’aimais donc tant que ça, SA rivière ?
— J’aime les rivières…
— Moi aussi, reconnut Haller, mais pas les rivières normandes. Ce sont des rivières de calendrier. Elle sont bêtes, plates et lentes. Je n’aime que les ruisseaux de montagne. Ils sont forts et ardents. Leur eau est pure, elle mousse sur les rochers. Pourquoi n’as-tu pas été inspirée par des torrents, Lucienne ? Ta chanson aurait été tellement plus belle !
Elle n’écoutait plus.
« Mais elle meurt ! » se dit Laurent.
Il palpa le front de la blessée. Lucienne rouvrit les yeux. Sa respiration était basse et une légère buée noyait son regard.
Coma hépatique…
Il avait lu un article à ce sujet dans un digest quelconque trouvé à bord d’un avion.
Coma hépatique. C’est-à-dire mort.
Il essayait d’imaginer sa femme privée de vie. Elle gisait, inerte sur le lit, elle n’avait plus de souffle, presque plus de regard et pourtant il n’y avait absolument rien de commun entre ce qu’elle était à ce moment-là et ce qu’elle deviendrait plus tard. Rien !
— Oh ! ma chérie, comme je t’aime.
N’importe quel bêta de village aurait pu dire cela à n’importe quelle coureuse de bals. Pourquoi ne trouvait-il pas des mots plus nobles, plus particuliers ? Des mots infaillibles ! Mais non : il n’avait à sa disposition que ces pauvres syllabes éculées ; que ces fadaises pour bandes dessinées de midinettes.
Lorsqu’elle serait morte, pourrait-il enfin la récupérer pleinement ? Aurait-il le droit de s’installer dans ses souvenirs ? Parviendrait-il à chasser l’autre du passé pour en devenir le maître unique ?
— Où est-il ? demanda Lucienne.
Un nouvel afflux de vie la fortifiait. Son teint jaune se tachait de rose aux pommettes.
— L’oiseau ?
— Oui.
Il chercha le verdier. Il l’avait aperçu quelques secondes plus tôt. L’oiseau venait de disparaître. Pourtant Laurent était certain qu’il ne s’était pas envolé par la fenêtre.
« Tschééi-tschééi », lança ironiquement le verdier.
— Tu vois, soupira Lucienne, il comprend tout.
L’oiseau se tenait sur la coiffeuse, après le manche en nacre de la brosse à cheveux.
CHAPITRE VII
Laurent exécuta un grand détour pour ne pas l’effrayer.
— Où vas-tu ? demanda Lucienne.
L’intuition féminine !
Combien de fois, depuis le matin, était-il entré et sorti sans qu’elle s’en inquiétât !
Et, brusquement, au moment précis où, justement, il venait de prendre une grave décision…
Une décision folle.
— Je reviens.
Il passa dans le hall, sortit en courant, et contourna la maison afin de rejoindre par le jardin la fenêtre de leur chambre. Il voulait fermer celle-ci de l’extérieur, pendant que l’oiseau se tenait dans la pièce.
Lucienne aperçut son mari dehors et les craintes qu’elle ressentait s’accrurent. Haller passa la main par-dessus le rebord de la croisée et ferma l’un des panneaux de la fenêtre. Il procéda de même pour l’autre, mais en tirant plus violemment et en lâchant à quelques centimètres de l’encadrement afin de ne pas se faire coincer les doigts. La fenêtre était fermée maintenant, pas complètement, mais l’intervalle entre les deux parties était beaucoup trop mince pour permettre au verdier de s’en aller.
Il retourna, toujours courant dans la maison. Il était surexcité. Cette capture le grisait un peu. Elle lui rappelait un hiver à la campagne, jadis. Son père avait placé des pièges à moineaux sur une surface du jardin où ils avaient balayé la neige.
Ces pièges, il les avait recouverts de cendres et, par-dessus cette cendre, il avait émietté de la mie de pain.
Embusqués derrière la fenêtre givrée de la maison, tous deux avaient passé des heures à guetter les moineaux voraces. C’était extraordinaire de les voir se poser à quelques centimètres des pièges, faire des grâces, se lisser les plumes et sautiller vers la mie. Quelquefois le piège ne partait pas tout de suite. L’oiseau avait le temps de se réjouir de l’aubaine avant que les mâchoires d’acier ne se détendissent.
Il se produisait alors un curieux ballet. L’oiseau voletait, lesté du piège impitoyable qui l’étouffait. Ce dernier prenait vie. À travers le nuage de cendres, il ressemblait à un carnassier de métal. Puis l’oiseau s’abattait, les ailes retroussées, le cou brisé, avec, quelquefois, une goutte de sang au bec…
Oui : les mêmes sensations quasi guerrières de chasseur traquant un gibier.
— Qu’est-ce que tu vas lui faire ?
— Mais rien !
Il courait après l’oiseau. Pour essayer de le saisir, il avait des gestes d’attrapeur de mouches. Mais le verdier affolé bondissait comme une balle de caoutchouc, avec la même fantaisie. Lucienne devait hurler mais Laurent ne l’entendait pas.
Seul comptait cet oiseau jaune enfermé dans la chambre et qui le fuyait silencieusement, sans émettre le moindre cri.
Après avoir volé en rond, il se dirigea une troisième fois vers la croisée et, comme lors de ses tentatives précédentes, s’étourdit contre la vitre. Il s’abattit en un vol spasmodique sur le radiateur, glissa entre les éléments et se trouva à l’abri de cette forteresse.
— Petit salaud ! l’injuria Laurent en essayant d’insinuer la main dans un intervalle.
Le radiateur était trop large : il ne pouvait toucher sa proie.
Il s’étendit à plat ventre sur la moquette et, le regard à ras de terre, se mit à surveiller le verdier.
Un instant, il crut qu’il était mort, mais à force de le fixer, il s’aperçut que le jabot de l’oiseau était secoué par le rythme fou de sa respiration.
Bon, tout allait bien. L’oiseau ne pourrait sortir que sur ses pattes. Or, un oiseau à pied est facile à capturer.
Il releva la tête et vit Lucienne, la tête légèrement penchée hors de son lit, qui le regardait impitoyablement. Jamais il ne lui avait vu un pareil regard. Celui-ci contenait tant de haine que Laurent ne put le soutenir.
— Ne t’en fais pas, bredouilla-t-il, il n’a pas de mal.
— Pourquoi veux-tu l’attraper ?
— Pour te le faire toucher, déclara Laurent. Je veux que tu te rendes compte que ce n’est qu’un oiseau.
— Je sais que c’est un oiseau. Seulement il n’est pas comme les autres !
— Si !
— Non ! Et c’est parce qu’il n’est pas comme les autres que je te défends d’y porter la main.
La colère la fortifiait. Elle ne vivait plus que par cette rage glacée et pour elle.
— Tu vas voir, fit Laurent. Tu vas bien voir…
Il prit sur la coiffeuse un grand peigne d’écaille et l’introduisit entre deux éléments du radiateur. Il le plaça à gauche de l’oiseau et exerça une pression à droite.
L’oiseau se laissa refouler sans bouger. Lorsqu’il fut déplacé de quelques centimètres, Laurent passa le peigne entre les éléments suivants et réitéra le manège.
— Je t’en supplie, Laurent. Ne le torture pas. Tu es une brute !
D’accord, il était une brute. Un mari trompé en devient fatalement une.
Il recommença deux fois encore le coup du peigne et présenta sa main droite comme une nasse préhensile entre le radiateur et le mur. Ça y était : il LE tenait. Tout son corps se mit à trembler d’allégresse.