— Écoutez, mon vieux, c’est un grand malheur. En ce moment vous traversez une période tout ce qu’il y a de moche. Essayez de ne pas trop penser. Vous aurez tout le temps ensuite de comprendre votre chagrin.
Il prenait deux verres, se tournait vers Martine.
— Vous aussi ?
— Un peu.
Trois verres. Du whisky… Il choisissait parmi les différentes marques, se décida pour du William Lawson’s et versa des rasades généreuses. D’ordinaire, il buvait peu d’alcool. Après tout, peut-être avait-il de la peine à surmonter lui aussi ? De la peine à traverser à gué, comme une rivière…
— Dites, Jo, Lucienne vous parlait-elle de moi quelquefois ?
Bardin s’arrêta de verser à boire.
— Pourquoi ?
— Je vous demande…
— Je ne me souviens pas. D’abord qu’appelez-vous « parler de moi » ?
— Et de l’autre ?
— De quel autre ?
— De l’autre ! Elle ne vous a jamais dit « qu’elle avait quelqu’un », suivant l’expression consacrée ? Que diable, elle a bien eu besoin de votre complicité pour justifier tous ses déplacements ?
Bardin haussa les épaules.
— Vous croyez que c’est le moment de parler de ça ?
— Oui.
— Non, Lucienne ne m’a jamais parlé de personne. C’était une femme très secrète.
Ils burent le whisky sec et sans glace.
— Ce qui m’arrive est effrayant, déclara Laurent.
Soudain il posa son verre et se leva.
— Je sais ! fit-il. Je me souviens…
Il venait de trouver ce qui l’avait confusément troublé devant la couche funèbre.
CHAPITRE XI
Il entra dans la chambre, suivi de Martine qui, inquiète, surveillait ses moindres gestes. Il s’approcha du lit et examina l’oreiller.
— Qu’as-tu fait de l’oiseau ? demanda-t-il.
— Il est sur la coiffeuse, répondit Martine.
Laurent aperçut la boîte à musique devant la glace vénitienne. Dans la chute, le rossignol s’était détaché de son perchoir et il gisait au fond de la petite cage dorée. Il avait vraiment l’air mort, maintenant.
— Pas celui-ci, dit Haller, l’AUTRE !
Il parlait fort, sans se soucier de l’inquiétante présence de Lucienne.
— Comment, l’autre ?
— L’oiseau jaune qui se trouvait sur le lit…
Elle lui coula un regard plein de doute. Il l’inquiétait beaucoup.
— Un oiseau mort, reprit Laurent. Il était là, sur l’oreiller, presque contre sa joue. Tu ne vas pas me dire que tu ne l’as pas vu !
— Voyons, Laurent !
Il la regarda, comprit l’affreux doute qui assaillait Martine et haussa les épaules, gêné.
— Mais non, rassure-toi, je ne suis pas fou. Un oiseau plus familier que les autres est entré dans la chambre, ce matin. Elle a cru que… Bref, dans sa demi-inconscience elle s’est mise à imaginer des choses…
— Quoi ?
— Eh bien, que cet oiseau était… quelqu’un ! Tu te rappelles, je t’ai téléphoné pour te demander si tu croyais à la métempsycose ?
— Oui, c’est vrai.
— J’ai peu à peu perdu mon self-control, Martine… Cette obstination de Lucienne à chérir un oiseau alors que j’avais tant à lui dire, tant à lui demander… Tu ne peux pas savoir… J’ai tué l’oiseau.
Il désigna un duvet clair, au pied du lit.
— Regarde, c’est une de ses plumes, une plume jaune…
Martine cueillit la petite plume et la contempla.
— Il n’y avait pas d’oiseau, chuchota-t-elle.
— Tu es sûre de bien avoir regardé ?
Elle haussa les épaules. Laurent tomba à genoux et se mit à regarder sous le lit ainsi que sous les autres meubles.
Son attitude choqua profondément Martine. Il agissait comme s’il n’y avait pas eu de morte dans la chambre. Comme si une chose seule importait : retrouver l’oiseau.
— Laisse ! fit-elle en le tirant par un bras. Tu vois bien qu’il n’y est plus !
Laurent se releva, mornement. Il paraissait très abattu. Avant de ressortir, il tint à examiner la couche de Lucienne.
Il passa la main entre le sommier et le montant du lit et Martine, ne pouvant soutenir la vue de ce spectacle, quitta la pièce pour aller rejoindre Bardin.
Lorsque Laurent retourna dans le living, il les trouva en train de chuchoter près de la fenêtre.
Sans mot dire, il s’assit dans son fauteuil favori et se versa un verre de whisky.
Jo s’approcha de lui.
— Je m’occupe des formalités, assura-t-il.
— Des formalités ? demanda Haller.
— Ben… nécessairement !
Laurent réalisa.
— Oh ! oui, c’est vrai. Merci, vous êtes gentil.
— Vous savez ce que vous allez faire ? Vous allez venir avec moi. Je vous embarque ! Vous ne connaissez pas mon petit studio de Saint-Cloud ? Une merveille pour vieux garçon ! Je vous fais prendre un bain d’abord ; c’est merveilleux, ça casse les pattes ! Ensuite deux comprimés de Phénergan et au lit !
Laurent ne l’entendait presque pas. Cela lui faisait un peu comme au cours de la nuit. Jo Bardin vendait sa bonté comme il vendait ses vedettes, avec la même fougue persuasive.
— Alors, c’est dit ? Mettez votre veston…
— Non.
— Mais…
— Non, laissez-moi. Je vous remercie, mais c’est impossible. Il faut que je reste ici. Allez à vos affaires, cher Bardin.
Vexé, l’autre haussa les épaules.
— En ce cas…
Il partit très vite, sur un « à bientôt » à peine poli.
Lorsqu’il ne fut plus là, Laurent éprouva un certain soulagement. Avec Martine, ce n’était pas pareil. Elle savait si bien s’abstraire et n’être vraiment présente que lorsqu’on le désirait…
— C’est un con, mais il est gentil, soupira Laurent en saisissant la bouteille de William Lawson’s.
Martine était effrayée à l’idée de cette période d’attente auprès du cadavre.
— Elle doit avoir de la famille à prévenir ? demanda-t-elle.
Elle souhaitait une arrivée nombreuse, des allées et venues qui fissent diversion.
— Elle n’a plus personne, dit Laurent. Sauf un demi-frère quelque part au Chili…
— Et ta famille à toi ?
— Je n’ai pas besoin de mes cousins et de mes vieilles tantes pour enterrer ma femme.
— Ne bois pas tant !
— Et le fameux oubli préconisé par Bardin, qu’en fais-tu ? J’ai envie d’oublier en restant éveillé, c’est mon droit, non ? Et presque un devoir… Tu entends, Martine ? Un devoir…
Martine avait posé la guitare de Lucienne sur la table basse. L’instrument aussi ressemblait à un cadavre.
Il caressa le manche lisse et rond. Une sorte de bras de jeune fille…
— Elle était sur le lit, dit Martine, c’était ta femme qui l’avait réclamée ?
— Non. Je lui avais portée parce que…
Pourquoi, au juste ? Pour la harceler ! La guitare, dans les mains de Laurent, était devenue un instrument de torture. Désormais, chaque matin, en s’éveillant, il plongerait dans ces quelques heures effrayantes qu’il venait de vivre entre Lucienne et l’oiseau. Elles demeureraient pour toute sa vie en suspens autour de lui, ne s’engloutiraient jamais dans l’oubli.