— Comment expliques-tu cette disparition, Martine ? demanda-t-il en vidant son verre.
— L’oiseau ?
— Oui…
— Oh ! il y a sûrement une explication. Et même plusieurs. Le mystère, Laurent, crois-moi, ça n’existe pas.
Il lui fut reconnaissant de cette certitude, si calmement énoncée.
— Oui, n’est-ce pas ? fit-il avec élan.
— Mais naturellement ! L’insolite, c’est dans votre crâne qu’il se trouve, jamais ailleurs.
— Eh bien, murmura Laurent, puisqu’il y a des explications, donne-m’en !
Elle s’assit, tira sa jupe sur ses genoux et prit un air recueilli.
— Elle a pu jeter l’oiseau par la fenêtre ?
— Tu es folle ! Elle n’en avait plus la force. Elle était dans le coma, tu sais bien ?
— Oui…
— Attends, je vais vérifier…
Il sortit et resta absent un bon moment.
Martine ferma les yeux et se signa. Elle plaignait Haller de tout son être. Elle n’était pas jalouse de sa douleur. À ses yeux, son chagrin, ses tortures mentales, l’ennoblissaient. Elle l’aimait pour l’amour qu’il portait à sa femme.
Il entra en coup de vent.
— Rien ! J’ai examiné toute la partie du jardin qui s’étend derrière la maison.
— Alors écoute !
— J’écoute !
Il avait repris sa voix cinglante du matin, lorsqu’il lui avait demandé de partir…
— Quand je suis arrivée, tu chassais un gros chat…
— Et alors, tu supposes ?
— Admets que c’est très possible ? Assieds-toi, Laurent. Et ne me regarde pas de cette façon cruelle.
Il hésita, puis s’écroula aux pieds de Martine et appuya son front contre ses genoux.
— Continue !
Elle se mit à lui caresser tendrement les cheveux, d’un geste lent.
— Lorsque je suis entrée dans la chambre, la fenêtre était grande ouverte. Or, un moment auparavant tu faisais justement fuir le chat dans cette direction…
— C’est possible, après tout, murmura Laurent.
— Mais voyons, Laurent ! Tu ne t’imagines pas que le petit oiseau mort s’est transformé soudain en ange et qu’il s’est envolé !
Il s’assit à terre et appuya son dos contre les jambes de Martine.
— Et… à part le chat, que proposes-tu encore comme solution ?
Comme elle ne répondait pas, il insista.
— Allons, dis !
— Eh bien, l’oiseau a pu glisser du lit. Bardin l’aura vu et…
— Tu mens !
— Mais pourquoi ! bafouilla Martine.
— Quand je suis sorti de la chambre, tu parlais à Jo, près de la fenêtre, ici. Et c’était cela que tu lui demandais, exact ?
— Oui, murmura-t-elle.
— Et Bardin t’a dit qu’il n’avait pas vu l’oiseau. Toujours exact ?
Elle lui poussa le dos avec les genoux et se leva.
— Laurent, dit-elle. Je préférerais te voir pleurer. Cette façon de ne songer qu’à l’oiseau, en ce moment… Je ne sais pas, ça me fait l’effet d’un sacrilège !
Il s’allongea sur le tapis.
— Tu es une idiote.
Elle ne fut pas outragée et ne réagit pas. Elle regarda par la fenêtre, espérant voir arriver le médecin qui devait signer le permis d’inhumer. Mais le store baissé masquait la grille.
Elle ouvrit la fenêtre, actionna le système du store et rendit le living au soleil.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Laurent.
— Le jour, répondit-elle. On en a besoin.
Laurent replia son bras devant ses yeux.
— Je te choque, et cependant il est normal qu’avant toute chose je sache !
— Que tu saches quoi ?
— Si Lucienne avait tort… ou raison.
À quoi bon protester ? Elle ne pouvait rien pour lui. Rien.
Il fallait que cette journée s’achève…
Et puis celle du lendemain.
Et alors peut-être que tout se remettrait en marche, lentement.
Quoi qu’il en dise, il oublierait. Ou du moins, l’histoire deviendrait doucement improbable. Il y avait la vie des hommes, la vie de ceux qui croient en la vie, pour le dissuader de cette inquiétude troublante.
Elle pensait à des façades de cinémas éclairées, à des restaurants bondés, à des éditions spéciales de journaux, à des plages couvertes de corps bronzés…
Elle eut un coup d’émotion et se retourna. En le voyant étendu à même le sol elle eut mal.
— Laurent, lève-toi !
Il ne broncha pas. Elle se baissa pour le secouer.
— Je t’en supplie !
Il ôta son bras, cligna des yeux à cause du soleil, et finit par se mettre debout, avec des hésitations pataudes d’animal dressé accomplissant son numéro.
Il la considéra comme pour demander « Et maintenant » ?
— Bois si tu en as envie. Après tout…
Ce fut elle qui lui versa une nouvelle rasade de whisky. Il l’avala d’un trait.
— Tu crois qu’elle m’aimait ? demanda-t-il.
— Oui, fit Martine, je le crois. Elle t’aimait puisqu’elle vivait avec toi. Vous n’avez pas d’enfant, et elle gagnait beaucoup d’argent, rien ne l’obligeait donc à demeurer ici. Retrouver un homme, de temps à autre, pour vivre un instant d’abandon, c’est facile. Mais partager sa vie… Pour cela, il faut de l’amour et même plus que de l’amour…
— Merci, murmura Laurent.
Il se pencha et saisit la guitare.
Elle le regardait, intriguée. Son instinct l’avertissait qu’il allait se passer quelque chose.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je vais la détruire !
— Tu es fou !
— Je ne veux pas que d’autres jouent de cette guitare.
— Conserve-la ! C’est un souvenir d’elle, peut-être le plus beau. C’est avec ça qu’elle a composé toutes ses chansons !
— Justement, toutes !
— Vois-tu, dit-il, si j’avais les yeux bleus, je l’aurais peut-être conservée. Seulement j’ai les yeux noirs !
L’alcool lui embrasait le cerveau. Il hurla de toutes ses forces :
— J’ai les yeux noirs ! J’ai les yeux noirs !
En levant très haut la guitare, il y eut un bref flamboiement du soleil sur l’instrument, puis Laurent le fracassa sur la table de marbre noir.
Il resta un moment figé, avec le manche de la guitare à la main. Les cordes du chevalet pendaient dérisoirement comme les lanières d’un martinet.
— Oh ! regarde ! balbutia Martine.
Elle désignait quelque chose, à terre.
Quelque chose de jaune.
Le cadavre du verdier que Lucienne avait eu la force de glisser dans la guitare avant de mourir.
LE TROISIÈME JOUR
Sur les instances de Martine, il avait accepté qu’on emmenât le corps de Lucienne dans une chapelle ardente.
Il avait pris des sédatifs et obéi aux directives de son amie.
Elle répondait aux multiples coups de téléphone, recevait les visiteurs, dépouillait le courrier tandis que Laurent traînait d’un fauteuil à l’autre, désemparé.