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Haller avait surgi devant elle, brusquement, alors qu’elle fixait le cadran lumineux du billard sur lequel vagabondaient les lumières explosives. Elle fut frappée par son visage tranquille et froid, par son regard trop calme.

— Alors ? répéta-t-elle.

Il prit le ticket sur lequel était imprimé le prix de la consommation et mit des pièces de monnaie sur la table.

— Viens…

« Elle est morte », songea Martine.

Elle eut envie de pleurer. Chacun reconnaît sa propre mort dans la mort d’autrui.

Ils sortirent dans le soir violet. Des hirondelles traversaient le ciel comme des flèches, en poussant des cris aigus, pleins d’une étrange angoisse.

— Eh bien, parle ! Elle est morte ?

— Non.

— Comment va-t-elle ?

Il répéta ce qu’avait dit le médecin.

— Je voudrais te demander un service, Martine.

Comme cela fait étrange, une phrase aussi « extérieure » dans la bouche d’un homme aimé.

— Ça t’ennuierait d’accompagner Lucienne jusqu’à la maison et de veiller à son installation ?

Elle s’arrêta de marcher et regarda Laurent.

— Je ne comprends pas ! fit-elle, d’un ton catégorique.

— Je dois m’attarder ici pour certaines formalités…

— Mais si elle reprend conscience ?

— Elle ne te connaît pas. Tu lui diras que tu es une garde que j’ai engagée. D’ailleurs, je doute qu’elle ait la force de te poser la moindre question. Et puis, ajouta-t-il, je n’aurai que quelques heures de retard sur vous.

Elle ne répondit pas. Martine ressentait une gêne affreuse. L’idée de rentrer dans la grande villa blanche de Villennes en compagnie de Lucienne, la terrorisait.

— Tu veux ?

— Oui.

— Allons à l’hôpital, ils préparent le transport.

Ils s’y rendirent et, pendant le court trajet, ne se dirent pas un mot.

L’ambulance américaine dont avait parlé le chirurgien attendait déjà devant le perron. C’était un magnifique véhicule gris métallisé, carrossé en canadienne et dont les vitres étaient pourvues de petits rideaux blancs.

Deux infirmiers parurent, portant une civière. Lucienne n’était qu’une femme inerte, et quasi invisible sous une couverture d’hôpital. Martine lui jeta un bref regard.

Elle avait peur de cette petite femme sans vie, et surtout de cette voix qui n’existait plus qu’enroulée dans la cire.

Laurent tendit les clés de la maison à Martine. Cette grappe de métal apporta un certain réconfort à la jeune femme : c’était la vie de tous les jours qui continuait.

Il suffisait de si peu de chose pour redonner de l’assurance aux êtres ! Un trousseau de clés, et tout reprenait un aspect réel et quotidien. Tout se remettait en marche.

— À tout à l’heure, fit Laurent.

Il jeta un regard peureux à la civière que les infirmiers chargeaient dans l’auto avec des gestes courts et précis de démineurs. Martine lui fit pitié. Plus pitié encore que Lucienne. Il se sentait lâche. Il avait honte de confier cette corvée à la jeune femme. Le dos rond, il monta dans sa propre voiture et démarra avant l’ambulance aux rideaux tendus sur l’agonie de sa femme.

*

La demeure d’Édouard Daurant était une gentilhommière normande bâtie au milieu des prairies. Un cours d’eau sinueux et bordé de saules serpentait dans le parc. Pour y arriver il fallait longer des enclos, puis des bâtiments de briques rouges d’où s’échappaient d’âcres senteurs de chevaux.

Le sol était clouté de pavés ronds, durs aux semelles, entre lesquels poussait une herbe généreuse.

Lucienne était-elle venue dans cette demeure ? Sans doute ! Laurent reconnaissait la propriété. Elle lui en avait parlé ; non comme d’une chose existante, mais comme d’une chose à laquelle elle rêvait. Elle lui avait dit ces grandes fenêtres sommées de moulures pseudo-Renaissance ; ce perron aux marches creusées par des générations de pas ; cette façade grise et pourtant gaie ; ce moutonnement de toits d’ardoise sur lesquels glissaient les dernières lueurs vivantes du soir.

Une chaîne terminée par un étrier pendait près de la porte. Il l’agita et, au-dessus de la tête, une cloche qu’il n’avait pas remarquée se mit à carillonner follement d’une voix aigrelette.

On lui ouvrit. Il vit, dans l’encadrement, une grosse vieille femme en larmes. Derrière elle s’étendait un vaste hall en pierre, sévère et majestueux. Trois autres personnes se tenaient sur une grande banquette de bois, regardant en direction de la porte.

La grosse femme renifla et demanda :

— Oui ?

Laurent comprit qu’il s’agissait d’une de ces domestiques aux fonctions indéterminées qu’on trouve dans les maisons de maîtres où elles entrent à quinze ans pour ne les quitter que dans le corbillard des pauvres.

— Je viens… au sujet de l’accident ! fit-il.

Les pleurs de la femme n’eurent plus la moindre retenue et elle sanglota comme un chien aboie.

— C’est un grand malheur. Entrez, monsieur.

Ceux du hall étaient aussi des domestiques, ou, du moins, des employés du haras. Il y avait un grand vieillard en veste de velours côtelé, et deux hommes mal rasés, en bras de chemise qui gardaient farouchement les yeux baissés. Le vieillard s’avança vers Laurent.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Ce devait être le majordome. Il était maigre, chauve, avec un regard clair et vif et un front couleur d’ivoire.

— Je viens au sujet de l’accident, répéta Laurent.

Il ne trouvait rien de mieux en fait d’entrée en matière.

— Je peux vous parler ? demanda-t-il.

Le vieillard acquiesça. Il avait du chagrin lui aussi, cela se sentait à sa figure crispée, mais un chagrin digne. Il entraîna Laurent vers une double porte vitrée dont il poussa un battant et d’un signe l’invita à entrer.

En pénétrant dans le vaste salon, Haller eut un coup au cœur. La pièce était pleine de Lucienne. Sa photographie trônait sur un piano et les meubles étaient jonchés de ses disques.

— Asseyez-vous, monsieur.

Il s’approcha d’une table basse et aperçut un poudrier d’argent qui appartenait à sa femme. Il le prit, fit jouer le fermoir et huma la poudre qu’il contenait. Elle sentait la joue de Lucienne. Tout cela avait quelque chose de barbare. Laurent avait l’impression d’assister à une longue, à une interminable, à une monstrueuse profanation.

— C’est à elle, fit-il en regardant le vieil homme.

— Qui êtes-vous ? demanda ce dernier.

Haller revit le chirurgien massif, aux bras musculeux.

— Je suis le mari, fit-il d’une voix unie.

Il referma le poudrier et le remit sur la table.

Cette annonce avait modifié la physionomie de son interlocuteur. Brusquement son maintien s’était affaissé. Il paraissait plus vieux encore, plus près de la mort.

Il y eut un silence puis Laurent entendit hennir des chevaux, dehors.

— Comment est-elle ? demanda le vieil homme.

— Très mal. Le médecin dit…

Il n’acheva pas. À quoi bon répéter toujours ce verdict puisqu’il n’y croyait pas ? Il se tut, contempla un moment la photographie de Lucienne qui le dévisageait et demanda :

— Il y a longtemps que ça dure ?

Comme son interlocuteur se taisait, il ajouta :

— Oh ! Vous pouvez parler… Maintenant…