— Un an, fit le vieillard.
— Il n’était pas marié ?
— Non. Je crois qu’il l’a connue à Caen…
Le gala de Caen, c’était au mois d’avril de l’année précédente, Laurent s’en souvenait parfaitement. Il devait y aller. Et puis, à la dernière seconde, comme il refermait la porte de leur appartement, le téléphone avait sonné. C’était un de ses clients qui l’appelait. Le directeur d’une grosse société poursuivi pour contrefaçon. Il avait, assurait-il, du nouveau. Alors Haller n’était pas parti. Oui, il s’en était fallu de quelques secondes. Sans cette ridicule poussière d’éternité, Lucienne ne l’aurait peut-être jamais trompé ; et elle serait sans doute à ses côtés en ce moment dans la grande maison de Villennes. L’importance d’une sonnerie de téléphone ! Il se secoua pour s’arracher à cette lourde méditation.
— Parlez-moi d’eux, demanda-t-il.
— Vous vous faites du mal, murmura le vieillard.
— Un peu plus un peu moins. Un malheur distrait d’un autre malheur.
« Ils s’aimaient ? »
— Édouard, ça sûrement. Elle, je ne sais pas…
— Si, dit Laurent. Elle l’aimait. Lucienne n’est pas le genre de fille qui peut avoir un amant pendant un an sans l’aimer…
« Elle venait souvent, ici ? »
— De temps en temps. Édouard la voyait aussi à Paris…
Maintenant les mots prenaient des vertus corrosives. Chaque syllabe rongeait Laurent comme l’eût fait un acide. Les images qui se précisaient dans son esprit lui donnaient envie de hurler son malheur.
Il ne trouvait plus rien à demander, et pourtant il savait que des milliers de questions lui viendraient par la suite, auxquelles personne ne pourrait plus répondre.
— Qu’est-ce qu’ils faisaient, quand elle était là ?
L’autre ne comprit pas, ou n’osa comprendre. Il se mit à secouer la tête, indécis. Il gardait la bouche ouverte et sa langue rosâtre dégoûtait Laurent.
— Par exemple, quand ils étaient dans cette pièce ? insista l’avocat.
Le vieillard haussa les épaules.
— Ils y étaient seuls !
— Ah ! oui, fit Laurent. Oui, bien sûr…
Il s’approcha d’un canapé.
— Vous voulez que je vous dise, moi, ce qu’ils faisaient ? Ma femme s’asseyait ici.
Il s’assit et replia ses jambes sous lui.
— Elle se lovait comme ça sur le canapé. Et puis elle regardait la fenêtre… Il y a beaucoup d’oiseaux par ici.
— Oui, beaucoup, bredouilla le bonhomme, confondu.
— Elle les écoutait. L’autre se tenait derrière le siège, accoudé au dossier. Et Lucienne lui caressait le visage, comme cela, du bout des doigts, sans le regarder, mais en regardant les oiseaux.
Il se releva d’une détente et caressa les pochettes de disques. Le contact du papier glacé lui fit penser aux petites cérémonies que constituait la sortie de chaque disque. Lucienne étalait son service à terre. Cet étrange dallage constitué par la même image la rendait heureuse. C’était son unique moment d’orgueil. Ensuite, elle ramassait les disques et les mettait en pile sur un casier. Les amis puisaient dans le tas lors de leur visite.
— Vous devez sans doute trouver ma visite de mauvais goût, fit Laurent Haller, mais j’avais besoin de me rendre compte que tout cela existait. Je viens juste d’apprendre, vous comprenez ?
Il sourit à son interlocuteur.
— Vous êtes à son service depuis longtemps ?
— Depuis très longtemps, fit le vieillard : c’est mon fils !
CHAPITRE V
La gendarmerie ne ressemblait plus à une gendarmerie, mais à une maison ordinaire. Dans le jardinet qui la précédait, le brigadier achevait de dîner sur une table de fer, en compagnie de sa femme et d’un garçonnet triste.
Lorsque Laurent descendit de voiture, il le reconnut et, précipitamment, s’avança vers lui après avoir pris sa vareuse au dossier de sa chaise.
Il vint au visiteur tout en l’enfilant.
— Je m’excuse de vous déranger, dit Laurent.
— Y a pas de mal…
Il oubliait de reboutonner sa chemise. Il faisait davantage brave homme, ainsi.
— Où se trouve le corps de M. Daurant ?
— À la morgue, naturellement, pourquoi ?
— Eh bien, j’aimerais le voir.
Le gendarme tressaillit. Son regard tranquille quitta Haller. Visiblement il n’appréciait guère cette macabre curiosité. Il ne pouvait pas comprendre à quoi elle correspondait. Personne ne pouvait comprendre Laurent. Il était seul avec lui-même. Ou plutôt seul avec cette catastrophe. Il avait des réactions auxquelles les autres donnaient de fausses interprétations.
— Pourquoi ? questionna le brigadier.
— C’est possible, je suppose ?
— C’est-à-dire…
— Oui ou non ?
Il ajouta, baissant le ton à cause de la femme du gendarme qui prêtait l’oreille.
— Quand on apprend qu’on est cocu, on aime voir la gueule de son rival, même s’il est mort !
Le brigadier parut choqué, il regarda Laurent d’un air de reproche et finit par hausser les épaules.
— Très bien, suivez-moi.
« Je reviens ! » cria-t-il à sa femme.
Une lampe brillait au fronton de la gendarmerie et des bestioles exaspérées par cette lumière tournaient autour de l’ampoule. Une musique de manège forain arrivait par bribes donnant une espèce de rythme à cette ronde infernale. Elle était populacière et sans joie.
— On prend votre voiture ?
— Je vous en prie, fit Laurent.
Le brigadier n’était pas mécontent de goûter à nouveau aux joies de la voiture sport.
— Prenez la première à droite, dit-il après avoir claqué la portière.
Il désigna un bouton nickelé au tableau de bord.
— C’est un allume-cigares, ça ?
— Oui.
Il sortit une gitane de sa poche et la défroissa longuement entre ses doigts avant de la porter à sa bouche.
La morgue était un simple hangar des plus rudimentaires. On y avait entreposé le cadavre d’Édouard Daurant pour les vingt-quatre heures obligatoires. Le corps gisait sur une civière et on l’avait simplement recouvert d’une vieille bâche rapiécée.
Une odeur bizarre flottait dans l’appentis. Ce n’était pas exactement une odeur de mort, mais une senteur plus nuancée, douce et fade, de vieux pressoir et de grenier à blé.
Une ampoule toute nue, drapée de toiles d’araignée, pendait au bout d’un fil démesuré. Sa lumière poussiéreuse éclairait le hangar assez crûment. Ce brancard recouvert d’une toile prenait un aspect terrifiant. Le brigadier ôta sa cigarette de ses lèvres et rabattit le pan supérieur de la bâche.
Laurent fit un effort. Ses semelles lui paraissaient être rivées au plancher. Il s’approcha du corps et se mit à le contempler avec application. Il cherchait toujours à comprendre ; il ne savait quoi…
L’amant de Lucienne !
C’était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux grisonnants. Mort, il était très laid, très impressionnant. Une plaie terrible couvrait un côté de sa tête, formant une sorte d’emplâtre noir. Il était plus pâle que ne le sont en général les morts. Haller pensa qu’il ne devait plus avoir une goutte de sang. Une plaque bleue, aux contours sinueux comme ceux d’une carte géographique, couvrait sa joue droite.