Lorsqu’il devint évident que le consensus urbain optait en faveur des deux heures largement passées, les trois amis cessèrent de se regarder les chaussures en silence.
« Bon, eh ben voilà, fit Chidder.
— Pauvre vieux Camembier, dit Arthur. C’est affreux, quand on y pense.
— Oui, il me devait deux ou trois sous, convint Chidder. Venez. Je nous ai préparé quelque chose. »
Le roi Teppicymon XXVII sortit du lit et se colla les mains sur les oreilles pour étouffer le rugissement de la mer. Quel vacarme ce soir !
Il l’entendait toujours plus fort quand il ne se sentait pas dans son assiette. Il lui fallait se distraire. Il pouvait faire venir Ptorothée, sa servante favorite. Elle était spéciale. Son chant lui redonnait le moral. La vie semblait tellement plus belle quand elle s’arrêtait.
Sinon, il y avait le lever du soleil. Toujours réconfortant, le lever du soleil. C’était agréable de s’asseoir enveloppé dans une couverture sur le toit le plus haut du palais, pour regarder la brume monter du fleuve tandis que le flux doré se répandait sur le pays. On ressentait la douce satisfaction du travail bien fait. Même si on ne savait pas vraiment comment on s’y était pris…
Il se leva, enfila ses pantoufles puis sortit à pas feutrés de sa chambre pour suivre le large couloir qui menait à l’immense escalier en colimaçon puis au toit. Quelques chandelles à mèche de jonc éclairaient les statues des autres dieux locaux, découpaient sur les murs les ombres mouvantes de créatures à tête de chien, à corps de poisson, aux bras d’araignée. Il les connaissait depuis tout gamin. Sans eux ses cauchemars d’enfant seraient restés sans consistance.
La mer. Il ne l’avait vue qu’une fois, quand il était petit. Il ne s’en rappelait pas grand-chose, en dehors de son immensité. Et du bruit. Et des mouettes.
Les mouettes le travaillaient. Elles avaient l’air d’avoir tout compris, les mouettes. Il aurait bien aimé revenir sous cette forme-là, un jour, mais on n’avait évidemment pas le choix quand on était pharaon. On ne revenait jamais. On ne partait pas vraiment, d’ailleurs.
« Ben… c’est quoi ? demanda Teppic.
— Goûtez, fit Chidder, allez-y, goûtez. C’est l’occasion ou jamais.
— C’est dommage d’abîmer tout ça, dit courageusement Arthur en baissant les yeux sur la composition délicate dans son assiette. C’est quoi, tous les petits trucs rouges ?
— Rien que des radis, répondit Chidder avec agacement. Ce n’est pas ça, l’important. Allez-y, essayez. »
Teppic avança la petite fourchette de bois et embrocha un morceau de poisson blanc de l’épaisseur d’une feuille de papier. Le chef qui avait préparé le spongi ne le quittait pas des yeux avec l’air de qui fête son premier anniversaire à un bambin. Comme tout le restaurant, s’aperçut-il.
Il mâcha prudemment. C’était salé et légèrement caoutchouteux, avec un arrière-goût d’eau de vidange.
« C’est bon ? » demanda anxieusement Chidder. Plusieurs dîneurs voisins se mirent à applaudir.
« Ça change, concéda Teppic tout en mâchant. C’est quoi ?
— Du poisson-globe pélagien, répondit Chidder.
» N’aie pas peur, s’empressa-t-il d’ajouter lorsque Teppic reposa sa fourchette d’un air éloquent, c’est sans danger quand on enlève tout l’estomac, le foie et l’appareil digestif, voilà pourquoi ça coûte les yeux de la tête, il ne peut pas y avoir de chef de deuxième ordre pour préparer ce plat, on écrit des poèmes dessus, c’est le plus cher du monde, rien que la bouchée que tu as essayée…
— C’est ça, oui, une bouchée décès », marmonna Teppic en se ressaisissant. On avait quand même dû préparer le poisson correctement, sinon il décorerait maintenant les murs sous forme de papier peint. Il donna des petits coups méfiants aux racines découpées en tranches qui garnissaient le reste de l’assiette.
« Et ces trucs-là, ça fait quoi ? demanda-t-il.
— Ben, si on ne les prépare pas exactement comme il faut pendant six semaines, ça provoque des réactions catastrophiques sur les acides gastriques, répondit Chidder. Excuse-moi. Je m’étais dit qu’on devait fêter l’examen avec le repas le plus cher qu’on pouvait s’offrir.
— Je vois. Du poisson-frites pour les vrais hommes.
— Ils n’auraient pas du vinaigre des fois ? fit Arthur, la bouche pleine. Et avec un peu de purée de pois, ça descendrait tout seul. »
Mais le vin était bon. Quoique pas sensationnel. Pas un grand cru. Mais il expliquait pourquoi il avait eu mal de tête toute la journée.
Il avait eu la « bois de gueule ». Son ami avait acheté quatre bouteilles d’un vin blanc par ailleurs tout à fait ordinaire. Ce qui le rendait si précieux, c’est que le raisin dont il était tiré n’avait pas encore été planté[8].
La lumière se déplace lentement, paresseusement sur le Disque. Elle n’est pas pressée d’aller quelque part. Pourquoi s’embêter ? À la vitesse de la lumière, c’est partout pareil.
Le roi Teppicymon XXVII regarda le globe doré s’élever au-dessus du bord du monde. Un vol de grues décolla du fleuve embrumé.
Il avait été consciencieux, se dit-il. Personne ne lui avait jamais expliqué comment faire lever le soleil, déborder le fleuve et pousser le blé. Comment aurait-on pu ? C’était lui le dieu, après tout. Il devait bien le savoir. Mais il n’en savait rien, aussi avait-il passé sa vie à espérer comme un malade que tout marcherait sans anicroche, et apparemment ça suffisait. L’ennui, pourtant, c’était que si ça ne marchait pas, il ne saurait pas pourquoi. Il faisait régulièrement le même cauchemar : Dios, le grand prêtre, le secouait et le réveillait un matin, seulement ce n’était pas un matin, évidemment, toutes les chandelles du palais brûlaient, une foule en colère marmonnait dehors à la seule lumière des étoiles, et tout le monde le regardait, l’air d’attendre…
Et tout ce qu’il trouvait à dire, c’était : « Excusez-moi. »
Ça le terrifiait. Il voyait déjà la glace se former sur le fleuve, un givre éternel franger les palmiers et détacher les feuilles (qui s’écraseraient en miettes sur le sol gelé) et les oiseaux tomber sans vie du ciel.
Une ombre s’étendit sur lui. Ses yeux brouillés par les larmes se portèrent vers un horizon vide et gris, sa bouche s’ouvrit d’horreur.
Il se mit debout, se débarrassa d’un mouvement brusque de la couverture et leva les deux mains en un geste suppliant. Mais le soleil avait disparu. Il était le dieu, c’était son boulot, le seul qu’il avait à faire ici-bas, et il avait laissé tomber son peuple.
Il entendit alors dans sa tête la colère de la foule, un grondement puissant qui lui emplit peu à peu les oreilles jusqu’à ce que son rythme devienne insistant et familier, jusqu’à ce qu’il ne l’oppresse plus mais le sorte de sa réserve pour l’entraîner dans ce désert bleu et salé où le soleil brille en permanence et des formes aux lignes pures tournoient dans le ciel.
Le pharaon se dressa sur les orteils, rejeta la tête en arrière, étendit les ailes. Et s’élança.
Alors qu’il montait en flèche dans le ciel, il fut surpris d’entendre un bruit sourd dans son dos. Et le soleil sortit de derrière les nuages.
Plus tard, le pharaon se sentit terriblement gêné par l’incident.
8
Le vin rebrousse-temps provient d’un raisin appartenant à cette variété florale – la rétroannuelle – qui ne pousse que sur les terrains à haute teneur magique. Les plantes classiques poussent après qu’on a planté les graines ; avec les rétroannuelles c’est l’inverse. Le vin rétroannuel provoque l’ébriété tout à fait normalement, mais le travail du système digestif sur ses molécules entraîne une réaction inhabituelle qui a pour effet de renvoyer la gueule de bois subséquente en arrière dans le temps jusqu’à un point situé quelques heures avant la consommation. D’où le dicton : qui n’a pas bu boira.