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La Mort donna l’impression de réfléchir.

« DANS QUOI ? demanda-t-il[11].

— Pardon ?

— NOUS PARLONS BIEN TOUJOURS D’UN SCARABÉE GÉANT ?

— Ah. Dans ses mandibules, j’imagine. Mais je crois qu’il a des bras sur une des fresques du palais. » Le roi hésita. « Ça paraît plutôt ridicule, tout compte fait, maintenant qu’on en parle. Je veux dire, un scarabée géant avec des bras. Et une tête d’ibis, si je me souviens bien. »

La Mort soupira. Ce n’était pas une créature du Temps, donc le passé et l’avenir ne faisaient qu’un pour lui, mais à une certaine époque il avait fait l’effort d’apparaître sous la forme qu’attendait le client. Un effort qui avait tourné court car il s’avérait trop souvent impossible de savoir ce qu’attendait le client tant qu’il n’était pas mort. Puisque de toutes façons personne ne s’attendait vraiment à mourir, autant se faire plaisir, s’était-il alors dit, et depuis ce jour il s’en tenait à la robe noire classique à capuchon qui restait de bon goût, connue de tous et acceptée partout comme la meilleure des cartes de crédit.

« Bon, reprit le pharaon, je pense que nous ferions mieux d’y aller.

— OÙ ÇA ?

— Vous ne savez pas ?

— JE SUIS ICI UNIQUEMENT POUR VÉRIFIER QUE VOUS MOUREZ À L’HEURE PRÉVUE. CE QUI SE PASSE ENSUITE, C’EST VOUS QUE ÇA REGARDE.

— Ah bon… » Le roi se gratta machinalement le menton. « Faut sans doute que j’attende qu’ils aient fini les préparatifs et tout ce qui s’ensuit. Qu’ils m’aient momifié. Et bâti une saloperie de pyramide. Hum. Faut vraiment que je reste ici à attendre tout ça ?

— JE LE PENSE. » La Mort cliqueta des doigts, et un magnifique cheval blanc s’arrêta de brouter la verdure du jardin pour venir vers lui au petit trot.

« Oh. Bon, je crois que je regarderai ailleurs. Ils enlèvent d’abord toutes les parties molles à l’intérieur, vous savez. » Une expression vaguement inquiète lui passa sur la figure. Ce qu’il trouvait parfaitement sensé de son vivant paraissait un tantinet suspect maintenant qu’il était mort.

« C’est pour conserver le corps, qu’il puisse recommencer une vie dans l’autre monde, ajouta-t-il d’une voix légèrement perplexe. Ensuite, on vous enroule dans des bandelettes. Ça, au moins, ça semble logique. »

Il se frotta le nez. « Mais après, on vous laisse à manger et à boire dans la pyramide. Vraiment bizarre.

— OÙ SONT LES ORGANES INTERNES À CE MOMENT-LÀ ?

— C’est ça le plus drôle, n’est-ce pas ? Ils sont dans une urne de la chambre voisine, répondit le roi, une ombre de doute dans la voix. On a même rentré une saloperie de char grand modèle dans la pyramide de papa. »

Son front se plissa davantage. « En bois massif, qu’il était, dit-il à moitié pour lui-même, et tout recouvert de feuille d’or. Avec quatre bœufs en bois pour le tirer. Et après, on a balancé une saloperie de gros bloc de pierre sur la porte… »

Il essaya de réfléchir et s’aperçut avec étonnement que c’était facile. De nouvelles idées lui venaient en tête à flots limpides et glacés. Des idées sur le jeu de la lumière à la surface des rochers, le bleu intense du ciel, les possibilités multiples du monde qui s’étendait à perte de vue tout autour de lui. À présent qu’il n’avait plus de corps pour l’importuner avec des exigences pressantes, il découvrait un monde riche en surprises. L’une des premières, hélas, fut de s’apercevoir que la plupart de ses convictions étaient désormais aussi solides et sûres que du gaz des marais. Et aussi, maintenant qu’il était complètement équipé pour apprécier ce monde, qu’on allait l’ensevelir dans une pyramide.

Quand on meurt, ce qu’on perd en premier, c’est la vie. Ensuite, ce sont les illusions.

« JE VOIS QUE VOUS AVEZ BESOIN DE RÉFLÉCHIR À TOUT ÇA, dit la Mort en se mettant en selle. ET MAINTENANT, SI VOUS VOULEZ BIEN M’EXCUSER…

— Attendez un instant…

— OUI ?

— Quand je… suis tombé, j’aurais juré que je volais.

— LA PART DE DIVIN QUI ÉTAIT EN VOUS VOLAIT, NATURELLEMENT. VOUS ÊTES À PRÉSENT COMPLÈTEMENT MORTEL.

— Mortel ?

— CROYEZ-MOI. CES CHOSES-LÀ, JE CONNAIS.

— Oh. Écoutez, il y a quelques questions que je voudrais vous poser…

— IL Y EN A TOUJOURS. JE REGRETTE. »

La Mort donna du talon sur les flancs de son cheval et disparut.

Le roi ne bougea pas tandis que des serviteurs arrivaient en hâte le long du mur du palais, ralentissaient en s’approchant du cadavre et marchaient avec prudence.

« Vous allez bien, ô maître enluminé du soleil ? risqua l’un d’eux.

— Non, pas du tout », répondit sèchement le roi. Il voyait certaines de ses hypothèses de base sur l’univers sérieusement battues en brèche, et ça ne met jamais de bonne humeur. « Je suis comme qui dirait mort en ce moment. Étonnant, non ? ajouta-t-il, amer.

— Vous nous entendez, ô porteur divin du matin ? s’enquit l’autre serviteur qui se rapprocha encore sur la pointe des pieds.

— Je suis seulement tombé de trente mètres sur la tête, qu’est-ce que vous croyez ? brailla le roi.

— Je n’ai pas l’impression qu’il nous entende, Jahmet, dit le premier.

— Écoutez, fit le roi dont l’insistance n’avait d’égale que l’impuissance totale des serviteurs à l’entendre, il faut trouver mon fils et lui dire de laisser tomber ces histoires de pyramides, j’ai besoin de réfléchir un peu à la question, il y a un ou deux détails qui me semblent contradictoires dans tous ces aménagements de la vie future…

— Et si je criais ? fit Jahmet.

— Je ne crois pas que tu pourrais crier assez fort. Je crois qu’il est mort. »

Jahmet baissa les yeux sur le cadavre qui se rigidifiait.

« Bordel de merde, fit-il enfin. Eh ben, pour demain, autant dire que c’est foutu. »

* * *

Le soleil, ignorant qu’il donnait sa représentation d’adieu, continuait de voguer doucement au-dessus du bord du monde. Plus vite que n’aurait dû voler un oiseau, une mouette s’en détacha pour fondre sur Ankh-Morpork, sur le pont d’Airain, sur huit silhouettes immobiles, sur un visage levé…

Les mouettes étaient plutôt communes à Ankh. Mais lorsqu’elle survola le groupe, celle-ci poussa un long cri guttural qui fit lâcher leur couteau à trois des voleurs. Aucun animal à plumes n’aurait pu produire un son pareil. On sentait des griffes dans ce cri-là.

L’oiseau tournoya en un cercle serré, voltigea et se percha sur un hippopotame de bois bien pratique, d’où il fusilla le groupe de ses yeux rouges et furieux.

Le voleur en chef détourna son regard fasciné du volatile au moment même où Arthur confiait sur le ton de la plaisanterie : « Ça, c’est un couteau d’jet numéro deux. J’ai eu 96 sur 100 au lancer d’couteau. C’est l’quel, l’œil qui vous sert pas ? »

Le chef le dévisagea. En ce qui concernait les deux autres jeunes assassins, remarqua-t-il, le premier fixait toujours la mouette, et le second était occupé à vomir bruyamment par-dessus le parapet.

« Tu es tout seul, dit-il. Nous, on est cinq.

— Mais bientôt, vous serez plus que quatre », répliqua Arthur.

En bougeant lentement, comme dans un nuage, Teppic tendit la main vers l’oiseau. Avec une mouette normale il y aurait perdu un pouce, mais le volatile sauta dessus en arborant la mine avantageuse du maître de retour dans sa bonne vieille plantation.

Ce qui parut susciter chez les voleurs un malaise croissant. Le sourire d’Arthur n’arrangeait pas les choses non plus.

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11

On ne reviendra pas là-dessus. (N.D.T.)