Parfois la nourriture disparaissait, parfois non. Les prêtres, pourtant, restaient très clairs sur ce point. Que la nourriture ait été consommée ou non, c’étaient les morts qui l’avaient mangée. Ça devait les satisfaire ; ils ne se plaignaient jamais, ne revenaient jamais pour du rab.
Veillez sur les morts, disaient les prêtres, et les morts veilleront sur vous. Après tout, ils sont majoritaires.
Teppic écarta les roseaux. Il rectifia sa tenue, nettoya un peu de boue de sa manche et se mit en route vers le palais.
Devant lui, sombre sur le fond flamboyant, se dressait la grande statue de Kaloteh. Sept mille ans plus tôt, Kaloteh avait conduit son peuple hors de… (Teppic ne se rappelait pas, mais de quelque part où il ne se plaisait pas, sans doute, et pour des raisons parfaitement légitimes ; c’était en de tels moments qu’il regrettait de ne pas mieux s’y connaître en histoire.) Puis il avait prié dans le désert, et les dieux du coin lui avaient montré le Vieux Royaume. Or donc, il en avait foulé le sol et en avait pris possession ; ce serait là que vivrait toujours sa semence. Quelque chose comme ça, en tout cas. Il devait y avoir davantage de « or donc » et quelques « en vérité », avec du lait et du miel par-dessus le marché. Mais la vue de ce gros visage patriarcal, de ce bras tendu, de ce menton à casser des cailloux, de cette fierté auréolée de lumière, cette vue lui dit ce qu’il savait déjà.
Il était chez lui et n’en repartirait jamais.
Le soleil entreprit de se lever.
Le plus grand mathématicien vivant du Disque, et d’ailleurs le dernier du Vieux Royaume, s’étira dans son écurie et compta les brins de paille de sa litière. Ensuite il estima le nombre de clous dans le mur. Puis il passa quelques minutes à prouver qu’un champ de résonance automorphique possède un nombre semi-infini d’idéaux premiers incertains. Après quoi, pour passer le temps, il remangea son petit-déjeuner.
LIVRE II
Le livre des morts
Deux semaines s’écoulèrent. Les rituels et les cérémonies accomplis en temps voulu maintinrent le monde sous le ciel et le cours des étoiles. C’est fou ce que les rituels et les cérémonies arrivent à faire.
Le nouveau roi s’examina dans le miroir et fronça les sourcils. « Il est en quoi ? demanda-t-il. C’est un peu brouillé.
— En bronze, sire. En bronze poli, répondit Dios qui lui tendit le Fléau de la Clémence.
— À Ankh-Morpork, on avait des miroirs en verre par-dessus un fond d’argent. Ils étaient très bien.
— Oui, sire. Ici, nous avons du bronze, sire.
— Faut vraiment que je porte ce masque d’or ?
— La Face du Soleil, sire. Transmis du fond des âges. Oui, sire. Dans toutes les manifestations publiques, sire. »
Teppic l’étudia à travers les fentes des yeux. C’était à coup sûr un beau visage. Il souriait légèrement. Il se souvint de son père qui un jour avait oublié de l’ôter avant de passer à la nourrisserie ; Teppic avait hurlé à en culbuter les murs.
« Il est plutôt lourd.
— Le poids des siècles, fit Dios qui lui passa la Faucille de Justice en obsidienne.
— Vous êtes prêtre depuis longtemps, Dios ?
— Des années, sire, depuis tout eunuque. Maintenant…
— Père disait que vous étiez déjà prêtre du temps de papy. Vous devez être très vieux.
— Bien conservé, sire. Les dieux ont été charitables avec moi, fit Dios contre toute évidence. Et maintenant, sire, si nous pouvions également tenir ceci…
— C’est quoi ?
— Le Rayon de Miel de la Multiplication, sire. Très important. »
Teppic jongla pour le mettre en place. « J’imagine que vous avez vu beaucoup de changements », dit-il poliment.
Une expression douloureuse passa sur la figure du vieux prêtre, mais à toute vitesse, l’air pressée de disparaître. « Non, sire, répondit-il d’une voix douce, j’ai eu beaucoup de chance.
— Oh. C’est quoi, ça ?
— La Gerbe de l’Abondance, sire. Chargée de sens, très symbolique.
— Si vous pouviez me la coincer sous le bras, alors… Vous avez déjà entendu parler de plomberie, Dios ? »
Le prêtre claqua des doigts à l’adresse d’un des assistants. « Non, sire, répondit-il, et il se pencha en avant. Voici la Guêpe de la Sagesse. Je vous la mets là, d’accord ?
— C’est comme les seaux, mais ça… euh… ça sent moins.
— Ce doit être horrible, sire. L’odeur chasse les mauvaises influences, à ce que j’ai toujours compris. Ceci, sire, c’est la Gourde des Eaux du Ciel. Si nous pouvions relever notre menton…
— Tout ça, c’est indispensable, hein ? fit Teppic d’une voix indistincte.
— C’est traditionnel, sire. Si nous pouvions nous arranger un peu, sire… voici le Trident des Eaux de la Terre ; je crois que nous pourrons passer ce doigt-là autour. Il va falloir songer à notre mariage, sire.
— Je ne suis pas sûr que nous formions un beau couple, Dios. »
Le grand prêtre sourit du bout des lèvres. « Sa Majesté aime plaisanter, sire, dit-il avec courtoisie. Mais il est indispensable de vous marier.
— Toutes les filles que je connais sont à Ankh-Morpork, je le crains », répliqua Teppic d’un ton léger, sachant au fond de lui que cette assertion vague se rapportait à madame Ducol, sa femme de chambre en classe de première, et à l’une des filles de salle, entichée de lui, qui le gâtait toujours en sauce. (Mais – et le sang lui battit dans les veines à ce souvenir – il y avait eu le bal des Assassins annuel et, vu qu’on formait les jeunes élèves à évoluer librement dans la société, qu’on les tenait pour de bons danseurs, que la soie noire bien coupée et les jambes fuselées attiraient un certain type de femmes mûres, ils avaient passé la nuit à virevolter de baubonnes et gaillardes en pavonettes au pas glissé, jusqu’à ce que l’atmosphère se charge de musc et de désir. Chidder, dont la bonne figure franche et les manières insouciantes faisaient mouche à tous les coups, avait pris l’habitude de rentrer se coucher très tard durant les jours suivants et de s’endormir en cours…)
« Elles ne conviendraient pas, sire. Il nous faut une épouse au fait des observances. Bien entendu, votre tante est libre, sire. »
Il y eut un bruit de chutes. Dios soupira et fit signe aux assistants de ramasser les objets.
« Si nous pouvions reprendre, sire ? Voici le Chou de la Croissance Végétative…
— Pardon, fit Teppic, je ne vous ai pas entendu dire que je devrais me marier avec ma tante, quand même ?
— Si, sire. Le mariage entre membres de la famille est une noble tradition de notre lignage.
— Mais ma tante, c’est ma tante ? »
Dios roula des yeux. Il n’avait cessé de donner des conseils au défunt roi sur l’éducation de son fils, mais l’homme était têtu, têtu. Maintenant, il allait devoir rattraper le coup à la volée. Les dieux le mettaient à l’épreuve, se dit-il. Il fallait des dizaines d’années pour façonner un monarque, et lui ne disposait que de semaines pour y arriver.
« Oui, sire, dit-il avec patience. Bien sûr. Et elle est aussi votre oncle, votre cousin et votre père.
— Attendez. Mon père… »
Le prêtre leva une main apaisante. « Un détail technique, dit-il. Votre arrière-arrière-grand-mère s’est un jour décrétée roi pour des convenances politiques et je ne crois pas qu’on ait jamais abrogé l’édit.