— Mais c’était une femme quand même ? »
Dios eut l’air scandalisé. « Oh, non, sire. Un homme. C’est elle-même qui l’a décrété.
— Mais écoutez, la tante d’un gars…
— Je sais, sire. Je comprends bien.
— Bon, merci, fit Teppic.
— C’est grand dommage que nous n’ayons pas de sœur.
— Une sœur !
— Ça ne se fait pas de couper le sang divin, sire. Le soleil pourrait ne pas apprécier. Maintenant, sire, voici l’Omoplate de l’Hygiène. Je vous la mets où ? »
Le roi Teppicymon XXVII contemplait son corps qu’on bourrait de paille. Il était bien content de ne plus éprouver la faim ces temps-ci. Sûrement qu’il n’aurait plus jamais voulu manger du poulet.
« Beau travail de couture, maître.
— Ne bouge donc pas ton doigt, Gern.
— Ma mère coud comme ça. Elle a un tablier avec des coutures pareilles, ma m’man, poursuivit Gern sur le ton de la conversation.
— Ne bouge pas, je t’ai dit.
— Avec plein de poules et de canards dessus », ajouta obligeamment l’apprenti.
Aneth se concentra sur son travail en cours. De la belle ouvrage, il voulait bien le reconnaître. La Guilde des Embaumeurs et Professions Assimilées lui avait déjà décerné des médailles.
« Vous devez vous sentir drôlement fier, dit Gern.
— Quoi ?
— Ben, ma m’man, elle prétend que le roi continue de vivre, comme qui dirait, après qu’on l’a empaillé et recousu. Comme qui dirait dans l’autre monde. Avec vos points sur le ventre. »
Et dedans, plusieurs sacs de paille et deux seaux de goudron, songea tristement l’ombre du roi. Et l’emballage du déjeuner de Gern, mais il n’en voulait pas au gamin qui avait seulement oublié où il l’avait posé. L’éternité avec l’emballage du déjeuner d’un autre comme organe vital. Gern avait aussi oublié une moitié de saucisse.
Il avait fini par s’attacher à l’embaumeur et même à son apprenti. Il avait aussi toujours l’air attaché à son corps – en tout cas, il se sentait mal à l’aise dès qu’il s’en éloignait de quelques centaines de mètres –, aussi au cours des deux derniers jours avait-il beaucoup appris sur les deux hommes.
Vraiment drôle. Il avait passé toute sa vie dans le Royaume à ne parler qu’à quelques prêtres et consorts. Il savait objectivement qu’il existait d’autres gens par ailleurs – des serviteurs, des jardiniers, etc. –, mais ils lui apparaissaient comme des taches informes dans son existence. Lui se tenait au sommet, ensuite il y avait sa famille, puis les prêtres et les nobles évidemment, et enfin les taches. De sacrées belles taches, bien sûr, parmi les plus belles du monde, toute une collection de taches aussi loyales qu’un roi pouvait rêver d’en gouverner. Mais des taches quand même.
Aujourd’hui pourtant, il se passionnait littéralement pour les détails quotidiens des timides espoirs de promotion que nourrissait Aneth au sein de la Guilde, et pour le feuilleton des avances maladroites que Gern tentait en direction de Glwenda, la fille du cultivateur d’ail voisin. Il entendait avec un étonnement fasciné s’élaborer un monde aussi riche en distinctions subtiles de rang et de condition sociale que celui qu’il venait tout juste de quitter ; c’était terrible de penser qu’il ne saurait peut-être jamais si Gern allait surmonter l’opposition du fermier et gagner le cœur de sa belle, ni si les efforts d’Aneth sur son ouvrage présent – sur lui – allaient lui permettre d’aspirer au rang de Grand Variant à Quatre-vingt-dix Degrés de la Loge du Natron de la Guilde des Embaumeurs et Professions Assimilées.
Comme si la mort était un appareil optique incroyable, capable de transformer même une goutte d’eau en une ruche de vie d’une grande complexité.
Il se découvrit une furieuse envie d’inculquer à Aneth les rudiments de la politique ou d’enseigner à Gern les bienfaits de la propreté et d’une tenue correcte. Il essaya plusieurs fois. Ils sentirent sa présence, pas de doute là-dessus. Mais ils mirent ça sur le compte des courants d’air.
Pour l’instant il regardait Aneth gagner à pas feutrés la grande table de bandelettes et revenir avec un épais nuancier qu’il tint d’un air pensif près de ce que même le roi acceptait désormais de considérer comme son cadavre.
« Le lin, je pense, finit-il par décider. C’est sa couleur, pas d’erreur. »
Gern pencha la tête de côté.
« Le chanvre, ça lui irait bien, fit-il. Ou peut-être le calicot.
— Pas le calicot. Sûrement pas le calicot. Sur lui ça fait trop grand.
— Il va y moisir longtemps, là-dedans. À l’usage il s’y ferait, vous comprenez. »
Aneth grogna. « L’usage ? L’usage ? Ne viens pas me parler d’usage et de calicot. Il va se passer quoi, si on pille la tombe dans mille ans et qu’il est dans du calicot, à ton avis ? Il titubera jusqu’au milieu du couloir, il étranglera peut-être un des profanateurs, je te l’accorde, mais aussitôt les bandelettes se déferont toutes seules, non ? Les coudes se troueront en un rien de temps, je ne m’en remettrai pas.
— Mais vous serez mort, maître !
— Mort ? Quel rapport ? » Aneth feuilleta les échantillons. « Non, ce sera le chanvre. Beaucoup d’élasticité, le chanvre. Bonne résistance aussi. Il pourra tituber à toute vitesse dans les couloirs en cas de besoin. »
Le roi soupira. Il aurait préféré quelque chose de léger en taffetas.
« Et va fermer la porte, ajouta Aneth. Il commence à faire frais ici. »
« Le moment est maintenant venu, dit le grand prêtre, d’aller voir feu notre père. » Il s’autorisa un petit sourire. « Je suis sûr qu’il attend notre visite avec impatience. »
Teppic réfléchit. Ce n’était pas une visite que lui-même attendait avec impatience, mais au moins pendant ce temps-là on oublierait de le marier à des parents. Il baissa la main en un geste qu’il espéra royal pour caresser un des chats du palais. Là encore il s’était trompé. La bestiole la renifla, loucha sous l’effort de la concentration, puis elle lui mordit les doigts.
« Les chats sont sacrés, protesta Dios, choqué par les mots que proféra Teppic.
— Les chats qui ont des longues pattes, le poil argenté et l’air dédaigneux, peut-être, fit Teppic en se massant la main. Je ne connais pas cette espèce-là. Je suis sûr que les chats sacrés ne laissent pas traîner des ibis morts sous les lits. Et je suis sûr que les chats sacrés qui vivent au milieu d’une mer de sable ne viennent pas à l’intérieur du palais se soulager dans les sandales du roi, Dios.
— Un chat, c’est un chat, répliqua distraitement Dios avant d’ajouter : Si nous voulons bien nous suivre. » Il invita du geste Teppic à se diriger vers un porche au loin.
Teppic le suivit à pas lents. Il était rentré au pays depuis ce qui lui semblait des lustres, et ça n’allait toujours pas. L’air était trop sec. Les vêtements ne ressemblaient à rien. Il faisait trop chaud. Même les bâtiments ne collaient pas. Les piliers, par exemple. Là-bas, chez l… à la Guilde, les piliers étaient gracieux, cannelés, ornés au sommet de petites grappes de raisin en pierre et autres. Ici, c’étaient des tas en forme de poire dont toute la pierre avait coulé en bas.
Une demi-douzaine de serviteurs marchaient en file dans son sillage, portant les insignes de la royauté.
Il s’efforça de copier la démarche de Dios et découvrit que les mouvements lui revenaient. On tourne le torse de ce côté-ci, puis la tête de ce côté-là, on tend les bras à 45° par rapport au corps, paumes vers le sol, et après on essaye d’avancer.