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Très haut sur la façade nord du bâtiment de la Guilde des Assassins, une fenêtre s’ouvrit avec un léger claquement.

Teppic, qui s’était délesté à contre-cœur de certaines de ses armes les plus lourdes, aspira une profonde goulée d’air chaud et mort.

Ça y était.

C’était la grande nuit.

À ce qu’il paraissait, on avait une chance sur deux de réussir, à moins de tomber sur le vieux Méricet comme examinateur, auquel cas on avait aussi vite fait de se trancher la gorge d’entrée de jeu.

Teppic avait Méricet en stratégie et en théorie des poisons tous les jeudis après-midi et il ne s’entendait pas du tout avec lui. Les dortoirs bourdonnaient de rumeurs sur Méricet, sur son palmarès de meurtres, sa technique ahurissante… En son temps il avait battu tous les records. On racontait qu’il avait même tué le patricien d’Ankh-Morpork. Enfin, pas l’actuel. Un des défunts.

Ce serait peut-être Nivor, gros et jovial, amateur de bonne chère, qui enseignait les pièges et traquenards le mardi. Teppic était bon en pièges et avait d’excellents rapports avec le maître. Ou, pourquoi pas ? le Kompt de Yoyo, professeur de langues modernes et de musique. Teppic n’avait de dispositions pour aucune des deux matières, mais le Kompt, édifiscaladeur passionné, appréciait les jeunes gens qui partageaient son goût pour se suspendre d’une main en altitude au-dessus des rues de la ville.

Il passa une jambe par-dessus le rebord de la fenêtre et défit sa cordelette terminée par un grappin. Il accrocha la gouttière deux étages plus haut et se glissa dehors.

Aucun assassin n’empruntait jamais les escaliers.

* * *

Afin d’établir un lien avec des événements ultérieurs, il est peut-être temps de signaler que le plus grand mathématicien dans l’histoire du Disque-monde se couchait et prenait tranquillement son dîner.

Il est intéressant de noter que, vu l’espèce singulière à laquelle appartenait ledit mathématicien, le dîner qu’il prenait était en réalité son déjeuner.

* * *

Les gongs de la cité tentaculaire d’Ankh-Morpork sonnaient minuit lorsque Teppic rampa le long du parapet ouvragé, le cœur battant, quatre étages au-dessus de la rue des Filigranes.

Une silhouette se découpait dans les derniers reflets du soleil couchant. Teppic marqua une pause près d’une gargouille particulièrement repoussante pour décider de la marche à suivre.

Une rumeur de classe bien ancrée voulait que s’il inhumait son examinateur avant l’épreuve, il était automatiquement reçu. Il dégagea un couteau de jet numéro trois de son étui de cuisse et le soupesa d’un air songeur. Évidemment, toute tentative, tout mouvement déclaré qui échouerait entraînerait le recalage d’office et la perte immédiate de ses privilèges[2].

* * *

La silhouette était parfaitement immobile. Les yeux de Teppic panoramiquèrent sur le dédale de cheminées, de gargouilles, de puits de ventilation, de passerelles et d’échelles qui composaient le décor des toits de la ville.

D’accord, songea-t-il. C’est un genre de mannequin. Je suis censé l’attaquer, ce qui veut dire qu’il me surveille d’une autre cachette.

Est-ce que je vais pouvoir le repérer ? Non.

D’un autre côté, il veut peut-être me faire croire que c’est un mannequin. Sauf s’il a aussi prévu ça…

Il s’aperçut qu’il tambourinait des doigts sur la gargouille et s’empressa de se ressaisir. Quelle est la bonne marche à suivre dans ces cas-là ?

Une bande de fêtards traversa en titubant une flaque de lumière dans la rue loin en dessous.

Teppic rengaina son couteau et se leva.

« M’sieur, dit-il, je suis ici. »

Une voix sèche près de son oreille, plutôt indistincte, lui répondit :

« Très bien. »

Teppic regarda fixement droit devant lui. Méricet lui apparut sous le nez en essuyant de la poussière grise de sa figure émaciée. Il sortit de sa bouche un bout de tuyau qu’il jeta de côté, puis tira une écritoire à pince de son manteau. Méricet était emmitouflé même par cette chaleur. Le genre de type à geler dans un volcan.

« Ah, fit-il d’une voix lourde de désapprobation. Monsieur Teppic. Bien, bien.

— Belle nuit, m’sieur », dit Teppic. L’examinateur lui lança un regard glacial laissant entendre que les observations sur le temps qu’il faisait valaient automatiquement une mauvaise note, et il inscrivit quelque chose sur son écritoire.

« Nous allons d’abord répondre à quelques questions, dit-il.

— Comme vous voulez, m’sieur.

— Quelle est la longueur maximum autorisée d’un couteau de jet ? » fit sèchement Méricet.

Teppic ferma les yeux. Il avait passé toute la semaine à ne lire que le Cordat ; il voyait la page maintenant, elle flottait, cruellement tentante, juste sous ses paupières – ils n’interrogent jamais sur les longueurs et les poids, avaient dit les étudiants d’un air entendu, ils s’attendent à ce que tu potasses ça et les distances de jet, mais jamais ils…

Une terreur pure lui démarra le cerveau sans clé de contact et lui embraya la mémoire. La page bondit à portée de lecture.

« La longueur maximum d’un couteau de jet peut être de dix doigts, ou de douze par temps humide, récita-t-il. La distance de jet est…

— Citez-moi trois poisons connus qu’on administre par les oreilles. »

Une brise se leva mais ne rafraîchit pas l’atmosphère pour autant ; elle ne fit que déplacer la chaleur.

« Amanite tue-guêpes, pourpre d’Achorion et moisique, m’sieur, fit promptement Teppic.

— Pourquoi pas la spinette ? » cracha Méricet à la vitesse du serpent.

La mâchoire de Teppic s’affaissa. Il pataugea un moment en s’efforçant d’éviter le regard de vrille à quelques pas de lui.

« M… m’sieur, la spinette n’est pas un poison, m’sieur, parvint-il à dire. C’est un antidote très rare à certains venins de serpent, et on l’obtient… » Il se calma un peu, plus sûr de lui : toutes ces heures à parcourir distraitement les vieux dictionnaires finissaient par payer. « On l’obtient du foie de la mangouste gonflable qu’on…

— Que veut dire ce panneau ? demanda Méricet.

— qu’on ne trouve que dans le… » La voix de Teppic s’éteignit. Il plissa les yeux sur la rune tarabiscotée de la carte que la main de Méricet lui tendait sous le nez, puis il regarda à nouveau droit devant lui, à côté de l’oreille de l’examinateur.

« Je n’en ai pas la moindre idée, m’sieur », dit-il. Du coin de son oreille à lui, il crut entendre une très légère inspiration, un soupçon de grognement satisfait.

« Mais si c’était dans l’autre sens, m’sieur, reprit-il, ce serait le signe des voleurs pour « chiens bruyants dans cette maison ». »

Un silence absolu suivit un moment sa réponse. Puis, tout près de son épaule, la voix du vieil assassin demanda : « La corde à tuer est-elle autorisée pour toutes les catégories ?

— M’sieur, le règlement ne prévoit que trois questions, m’sieur, protesta Teppic.

— Ah. Et c’est votre réponse, hein ?

— M’sieur, non, m’sieur. Ce n’était qu’une remarque, m’sieur. M’sieur, la réponse, c’est que toutes les catégories peuvent porter la corde à tuer, mais les assassins de troisième niveau seulement ont le droit de s’en servir comme une des trois options, m’sieur.

— Vous en êtes sûr, hein ?

— M’sieur.

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2

Celui de respirer, pour commencer.