Mais où qu’ils soient, quand bien même ils y mettraient leur meilleure volonté, quand bien même ils feraient des efforts méritoires, ils n’ont aucune chance d’être aussi crassement crétins que nous. Je veux dire, dans notre cas, c’est le fruit d’un travail constant. On nous a donné une petite parcelle de bêtise pour commencer, mais durant des centaines de milliers d’années nous l’avons vraiment fait fructifier.
Il se tourna vers Dios, convaincu qu’il fallait réparer une partie des dégâts.
« On sent leur âge qui se dégage d’elles, n’est-ce pas ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.
— Pardon, sire ?
— Les pyramides, Dios. Elles sont si vieilles. »
Dios lança un vague coup d’œil de l’autre côté du fleuve. « Ah bon ? fit-il. Oui, j’imagine qu’elles sont vieilles.
— Vous en aurez une ?
— Une pyramide ? Sire, j’en ai déjà une. Il a plu à un de vos ancêtres de m’en prévoir une.
— Un grand honneur, sûrement », dit Teppic. Dios hocha gracieusement la tête. Les cabines de luxe de l’éternité étaient d’ordinaire réservées à la couronne.
« Elle est évidemment toute petite. Toute simple. Mais elle suffira à mes besoins réduits.
— Ah oui ? fit Teppic en bâillant. C’est bien. Et maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je crois que je vais aller me coucher. La journée a été longue. »
Dios s’inclina comme s’il était articulé à mi-corps. Teppic avait remarqué chez le grand prêtre au moins cinquante façons bien précises de saluer, et toutes exprimaient des nuances subtiles. Celle-ci ressemblait à la n°3 : « Je suis votre humble serviteur ».
« Et aussi très bonne, si je puis me permettre, sire. »
Teppic ne sut que répondre. « Vous avez trouvé ? fit-il.
— L’effet des nuages à l’aube était très réussi.
— Ah bon ? Oh. Est-ce que je dois faire quelque chose pour le coucher du soleil ?
— Votre Majesté aime plaisanter. Les couchers du soleil se font tout seuls, sire. Haha.
— Haha », s’esclaffa Teppic en écho.
Dios fit craquer ses doigts. « C’est pour le lever du soleil qu’il faut le tour de main », dit-il.
Les parchemins effrités de Knout enseignaient que la grosse orange du soleil se faisait manger tous les soirs par la déesse du ciel Kouah, qui gardait un pépin à temps pour qu’un soleil frais pousse le lendemain matin. Et Dios savait qu’il en était ainsi.
Le Livre pour rester en enfer affirmait, lui, que le soleil, c’était l’Œil de Yay qui traversait péniblement le ciel tous les jours dans sa recherche interminable de ses ongles de doigts de pieds[13]. Et Dios savait qu’il en était ainsi.
Les rituels secrets du Miroir Fumant soutenaient que le soleil était en réalité un trou circulaire dans la bulle de savon bleue et tournoyante de la déesse Nesh, un trou qui donnait sur le véritable monde embrasé au-delà, et que les étoiles étaient d’autres trous par où tombait la pluie. Et Dios savait, là encore, qu’il en était ainsi.
Un mythe populaire prétendait faire du soleil une boule de feu qui tournait tous les jours autour du monde, lequel franchissait le vide infini sur le dos d’une gigantesque tortue. Et Dios savait encore qu’il en était ainsi, même s’il en éprouvait un certain malaise.
Et Dios savait que Net était le dieu suprême, que Fon l’était aussi, de même que Hast, Set, Bin, Sot, Io, Dhek et Bherk ; que Herpetine Triskel seul régissait le monde des morts, ainsi que Syncope, Silur le dieu à tête de poisson-chat et Orexis-Nupt.
Dios était le plus grand prêtre d’une religion nationale qui fermentait, se développait, bouillonnait depuis plus de sept mille ans et qui ne rejetait jamais un dieu au cas où il pourrait lui servir. Il savait qu’une multitude de choses mutuellement contradictoires étaient toutes vraies. Sinon le rituel et la croyance ne seraient plus rien, auquel cas le monde n’existerait pas. Ce genre de réflexions chez les prêtres du Jolh risquait de leur donner tout un tas d’idées qui pousseraient un mécanicien quantique à baisser les bras et à rendre sa boîte à outils.
Le bourdon de Dios résonnait sur les dalles alors qu’il claudiquait tout seul dans l’obscurité le long de passages peu fréquentés pour déboucher sur une petite jetée. Après avoir détaché la barque qui y était amarrée, le grand prêtre grimpa péniblement à bord, rentra les avirons et se poussa dans les eaux turbides et sombres du Jolh.
Ses pieds et ses mains étaient trop froids. Quelle bêtise, quelle bêtise. Il n’aurait pas dû autant tarder.
La barque entra en ballottant doucement dans le courant tandis que la nuit noire s’étendait sur la vallée. Sur l’autre rive, conformément aux lois anciennes, les pyramides commencèrent à illuminer le ciel.
Les lumières brûlèrent aussi très tard dans la maison de Ptaclusp Associés, Entrepreneurs Nécropolitains des Dynasties. Le père et ses deux fils jumeaux étaient penchés au-dessus de l’immense table de cire à dessin et discutaient.
« Ce n’est pas comme s’ils payaient, fit Ptaclusp Iia. Je veux dire, ce n’est pas seulement parce qu’ils ne peuvent pas, on dirait que ça ne leur vient même pas à l’idée. Au moins, des dynasties comme Tsort payent à cent ans d’échéance, ou à peu près. Pourquoi tu n’as pas…
— Nous bâtissons des pyramides le long du Jolh depuis trois millénaires, le coupa sèchement son père, et nous n’y avons pas perdu, hein ? Non, nous n’y avons pas perdu. Parce que les autres royaumes ont les yeux sur le Jolh ; ils se disent : voilà une famille qui s’y entend en pyramides, des spécialistes ; ils se disent : on veut pareil que ces gens-là, s’il vous plaît, et même davantage. En tout cas, c’est une vraie royauté, ajouta-t-il, pas comme certaines qu’on voit aujourd’hui et dont on n’entendra plus parler dans un millénaire. Ce sont des demi-dieux, en plus. Faut pas s’attendre à ce qu’une vraie royauté participe aux frais. C’est en partie à ça qu’on reconnaît une vraie royauté : elle n’a pas d’argent.
— Difficile de faire plus royal que nos rois, alors. Faudrait un nouveau mot, dit IIa. Et nous, on est presque aussi royaux, si tu veux aller par là.
— Tu ne comprends rien aux affaires, mon fils. Tu crois que ça se limite à de la comptabilité. Eh ben, non.
— C’est une question de masse. Et de puissance massique. »
Ils jetèrent tous les deux un regard noir à Ptaclusp IIb ; assis, il fixait les croquis. Il tournait et retournait son style dans ses mains tremblantes d’une excitation qu’il avait du mal à cacher.
« Il faudra utiliser du granit en bas des pentes, se disait-il à lui-même, le calcaire ne tiendrait pas le choc. Surtout avec le flux d’énergie. Qui sera… hou-là, drôlement important. Je veux dire, on ne parle plus de lames de rasoir, là. Ce truc pourrait affûter un rouleau à pâtisserie. »
Ptaclusp roula les yeux. Il commençait tout juste sa dynastie – une génération seulement – et déjà les ennuis débarquaient. Un fils comptable dans l’âme, l’autre entiché de ces techniques cosmiques nouveau genre. Il n’existait rien de tout ça dans son jeune temps, seulement l’architecture. On traçait les plans puis on embauchait dix mille gars à une fois et demi leur salaire et double gratte le week-end. Ils n’avaient qu’à empiler les blocs. Le cosmique, on s’en passait.
Des descendants ! Les dieux avaient trouvé malin de lui donner un fils qui facturait l’air qu’on respirait pour dire bonjour, et un autre qui vénérait la géométrie et restait debout toute la nuit pour dessiner des aqueducs. On se saignait aux quatre veines pour les envoyer dans les meilleures écoles, et en guise de remerciements ils s’instruisaient.
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Littéralement : «