« De quoi tu parles ? fit-il sèchement.
— La décharge, à elle seule… » IIb approcha son abaque et fit cliqueter les boules de terre cuite le long des tringles. « Disons deux fois la hauteur du modèle Présidence, ce qui nous donne une masse de… plus des cotes codées à caractère occulte, au cas où… On n’aurait pas pu faire tout ça il y a même cent ans, vous comprenez, pas avec les techniques primitives dont on disposait alors… » Son doigt ne fut plus qu’une traînée sur les boules.
Ha grogna et saisit son propre abaque.
« Calcaire à deux talents la tonne… Usure des outils… Coût de la maçonnerie… Surestarie… Casse… Oh là là… Frais généraux… Marbre noir au prix moyen du marché… »
Ptaclusp soupira. Deux abaques qui cliquetaient en tandem à longueur de journée : l’un changeait le monde et l’autre se lamentait sur le coût. Ils étaient devenus quoi, les deux morceaux de bois et le fil à plomb ?
Les dernières boules claquèrent contre les butées.
« Un bond quantique dans la pyramidologie, fit IIb qui se carra sur son siège, un sourire messianique sur la figure.
— Un bon cantique, c’est toi qui le dis, moi je ne le trouve pas si bon que ça, ton cant… commença IIa.
— Un bond quantique, le corrigea IIb en savourant l’expression avant de l’épeler.
— Alors, un bond quantique dans la faillite, oui, fit IIa. Pour ça aussi, faudrait inventer un mot nouveau.
— Ça vaudrait le coup comme article pilote, même à perte, dit IIb.
— Tu l’as dit. Quand il s’agit d’aller à notre perte, il n’y a pas meilleurs pilotes que nous, fit amèrement IIa.
— Elle rayonnera littéralement ! Dans un millénaire on la regardera encore et on se dira : ce Ptaclusp, il s’y connaissait en pyramides.
— On l’appelera la Folie Ptaclusp, tu veux dire ! »
Les deux frères étaient maintenant debout, leurs nez à quelques centimètres l’un de l’autre.
« L’ennui avec toi, frérot, c’est que tu connais le prix de tout et la valeur de rien !
— L’ennui avec toi, c’est… c’est… c’est que tu ne les connais pas !
— L’humanité doit toujours chercher à s’élever !
— Oui, sur des bases financières saines, par Kaloteh !
— La quête du savoir…
— La quête de la marge… »
Ptaclusp les laissa à leur prise de bec et s’absorba, immobile, dans la contemplation de la cour où, à la lueur des torches, le personnel procédait à un inventaire fiévreux.
C’était une petite affaire lorsque son père la lui avait léguée : une simple cour remplie de blocs de pierre et de quelques sphinx, obélisques, stèles et autres articles en réserve, plus une grosse pile de factures impayées, pour la plupart adressées au palais, lesquelles portaient respectueusement à sa connaissance que sauf erreur ou omission de notre part notre honorée en date de neuf cents ans plus tôt restait due et qu’une prompte régularisation nous obligerait. Mais c’était le bon temps, alors. Il n’y avait que lui, cinq mille ouvriers et madame Ptaclusp qui tenait les livres.
Il faut faire de la pyramide, disait papa. Tout le bénéfice, on le récupère sur les mastabas, les petites tombes familiales, les obélisques commémoratifs et plus généralement les ouvrages courants de nécropole, mais si on ne fait pas de la pyramide, on ne fait rien. Le cultivateur d’ail le plus misérable qui cherche un article coquet, durable, peut-être piqueté d’éclats de marbre vert mais entrant dans le cadre d’un budget, ne s’adresserait pas à un entrepreneur sans pyramide à son actif.
Aussi avait-il fait de la pyramide, et de la bonne, pas comme celles qu’on voyait aujourd’hui : nombre erroné de faces, des murs à travers lesquels on passait le pied… Oui, ils avaient réussi à prendre de plus en plus de parts de marché.
Construire la plus grande pyramide de tous les temps…
En trois mois…
Avec des pénalités terribles en cas de retard de livraison. Dios n’avait pas donné de détails, mais Ptaclusp connaissait le bonhomme, il y aurait sûrement des crocodiles. Des pénalités terribles, ça oui…
Il contempla la lumière tremblotante qui baignait les longues avenues de statues, entre autres celle de Bitos, le dieu à tête de vautour des invités surprise, achetée au cas où des années plus tôt pour un client qui avait fait la fine bouche sur son bec et l’avait rapportée, impossible à refourguer depuis, même à prix sacrifié.
La plus grande pyramide de tous les temps…
Et quand vous vous êtes bien foulé la rate pour assurer à la noblesse son billet d’accès à l’éternité, est-ce qu’on vous laisse seulement utiliser votre savoir-faire à votre profit, comme vous bâtir une pyramidette coquette pour vous et madame Ptaclusp afin d’arriver sans encombre dans l’au-delà ? Bien sûr que non. Même papa n’avait eu droit qu’à un mastaba, malgré tout l’un des plus beaux de la vallée, fallait reconnaître, dont le marbre veiné de rouge avait été commandé tout là-bas dans les terres d’Howonda, le pays des vermeils ; après ça, des tas de gens avaient commandé le même, les affaires avaient prospéré, papa aurait été content…
La plus grande pyramide de tous les temps…
Et on ne se rappellerait jamais qui se trouvait dessous.
Aucune importance qu’on la surnomme la Folie Ptaclusp ou la Gloire Ptaclusp. Elle porterait le nom de Ptaclusp.
Il émergea de son océan de réflexions pour entendre ses fils qui se chamaillaient toujours.
Si c’était là sa postérité, tant pis, il allait risquer le coup avec des blocs de calcaire de six cents tonnes. Au moins, eux se tenaient tranquilles.
« La ferme, vous deux », dit-il.
Ils s’arrêtèrent et s’assirent en grommelant.
« Je me suis décidé », fit-il.
IIb gribouilla par à-coups avec son style. IIa tapota son abaque.
« On va la faire, dit Ptaclusp qui sortit à grands pas. Et le fils qui n’aime pas ça, on le jettera dans les ténèbres extérieures, royaume des pleurs et des grincements de dents », lança-t-il par-dessus son épaule.
Les deux frères, seuls dans la salle, échangèrent un regard fulminant.
IIa finit par demander : « Et d’abord, qu’est-ce que ça veut dire : « quantique » ? »
IIb haussa les épaules. « Ça veut dire qu’il faut ajouter un autre zéro, répondit-il.
— Oh, fit IIa, c’est tout ? »
Tout au long de la vallée du Jolh les pyramides s’embrasaient silencieusement dans la nuit, elles libéraient l’énergie accumulée dans la journée.
De grandes flammes muettes jaillissaient de leur pierre de faîte et dansaient vers le ciel, déchiquetées comme des éclairs, froides comme la glace.
Sur des centaines de kilomètres le désert scintillait à la lueur des constellations des morts, l’aurore antique. Mais dans la vallée du Jolh les lumières suivaient le fleuve en un seul ruban solide de feu.
C’était par terre, il y avait un oreiller à un bout. Ce devait être un lit.
Teppic s’aperçut qu’il en doutait tandis qu’il se tournait et se retournait dans l’espoir de trouver une partie du matelas qui ne refuserait pas un arrangement à l’amiable. C’est ridicule, se disait-il, j’ai grandi sur des lits de ce genre. Et sur des oreillers taillés dans la pierre. Je suis né dans ce palais, c’est mon héritage, je dois être prêt à l’accepter…