Выбрать главу

Teppic fit à nouveau signe à Dios d’approcher.

« Ma présence est vraiment indispensable ? demanda-t-il dans un chuchotement chauffé à blanc.

— S’il vous plaît, restez calme, sire. Sans vous, comment le peuple saurait-il que justice a été rendue ?

— Mais vous déformez tout ce que je dis !

— Non, sire. Sire, vous exprimez le jugement de l’homme. Moi, j’interprète le jugement du roi.

— Je vois, fit sombrement Teppic. Alors, à partir de maintenant… »

Il fut interrompu par du remue-ménage dans le couloir. À l’évidence, il y avait un prisonnier dehors qui n’avait aucune confiance dans la justice du roi, et le roi ne l’en blâmait pas. Lui non plus n’en était pas satisfait.

Il s’agissait en réalité d’une jeune femme brune qui se débattait entre les bras de deux gardes auxquels elle flanquait le genre de coups de poings et de talons qu’aucun homme ne donnerait sans rougir. Elle ne portait pas non plus le costume idéal pour un tel exercice. Il était à peine adéquat pour se prélasser sur une couche et peler des grains de raisin.

Elle vit Teppic et, à la grande joie intérieure du jeune roi, elle lui lança un regard fulminant de haine pure. L’après-midi durant on avait pris Teppic pour une statue handicapée mentale, aussi était-il ravi de tomber enfin sur quelqu’un disposé à lui témoigner de l’intérêt.

Il ignorait ce qu’elle avait commis, mais à en juger par les gnons qu’elle faisait pleuvoir sur les gardes, il y avait fort à parier qu’elle n’y était pas allée de main morte.

Dios se pencha au niveau des trous auriculaires du masque.

« Elle s’appelle Ptorothée, dit-il. Une servante de votre père. Elle a refusé de prendre la potion.

— Quelle potion ? demanda Teppic.

— La coutume veut que le roi défunt emmène avec lui des serviteurs dans l’autre monde, sire. »

Teppic hocha sombrement la tête. C’était un privilège jalousement gardé, la seule façon pour un serviteur sans le sou de s’assurer l’immortalité. Il se rappela les funérailles de son grand-père et les protestations discrètes des serviteurs personnels du vieil homme. Son père en avait eu le cafard pendant des jours.

« D’accord, mais ce n’est pas obligatoire.

— C’est vrai, sire, ce n’est pas obligatoire.

— Père avait des tas de serviteurs.

— J’ai cru comprendre que c’était sa servante favorite, sire.

— Alors, qu’est-ce qu’elle a fait de mal, exactement ? »

Dios soupira, comme lorsqu’on donne des explications à un gamin très attardé.

« Elle a refusé de prendre la potion, sire.

— Excusez-moi. Il me semble vous avoir entendu dire que ce n’était pas obligatoire, Dios.

— En effet, sire. Ce n’est pas obligatoire, sire. C’est un acte parfaitement volontaire. Laissé au libre arbitre. Et elle l’a refusé, sire.

— Ah. Encore un de ces fameux cas », fit Teppic. Le Jolhimôme était bâti sur ce genre de contradictions. Chercher à les comprendre menait à la folie. Si un de ses ancêtres avait décrété l’inversion du jour et de la nuit, les gens circuleraient à tâtons en pleine lumière.

Il se pencha en avant.

« Approchez, jeune dame », dit-il.

Elle regarda Dios.

« Sa Grandeur le Roi Teppicymon XXVIII…

— On est obligés d’entendre ça à chaque fois ?

— Oui, sire… Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais, t’ordonne d’exposer ton crime ! »

La fille se dégagea d’une secousse des mains des gardes et fit face à Teppic ; elle tremblait de terreur.

« Il m’a dit qu’il ne voulait pas qu’on l’enterre dans une pyramide, lança-t-elle. Il a dit que l’idée de millions de tonnes au-dessus de la tête lui donnait des cauchemars. Je ne veux pas mourir déjà !

— Tu refuses de prendre le poison de bon cœur ? demanda Dios.

— Oui !

— Mais, mon enfant, fit Dios, le roi devra quand même te mettre à mort. Il vaut sûrement mieux partir honorablement vers une vie digne de ce nom dans l’au-delà, non ?

— Je ne veux pas être servante dans l’au-delà ! »

Des murmures d’horreur s’élevèrent du groupe de prêtres. Dios hocha la tête.

« Alors le Mangeur d’Ames t’emportera, dit-il. Sire, nous attendons votre jugement. »

Teppic s’aperçut qu’il ne quittait pas la fille des yeux. Il y avait chez elle un air familier obsédant qu’il n’arrivait pas à bien définir.

« Laissez-la partir, dit-il.

— Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais, a parlé ! Demain à l’aube tu seras jetée aux crocodiles du fleuve. Grande est la sagesse du roi ! »

Ptorothée se retourna et lança un regard noir à Teppic. Il ne dit mot. Il n’osait pas, par peur de ce qu’on risquait d’en faire.

Elle s’en alla calmement, ce qui était pire que des pleurnichements ou des cris.

« C’était la dernière affaire, sire, annonça Dios.

— Je vais me retirer dans mes appartements, dit Teppic avec froideur. J’ai beaucoup à réfléchir.

— Alors je vais vous faire porter votre dîner, dit le prêtre. Du poulet rôti.

— J’ai horreur du poulet. »

Dios sourit. « Non, sire. Le mercredi, le roi apprécie toujours le poulet, sire. »

* * *

Les pyramides s’embrasaient. La lumière qu’elles jetaient sur le paysage était curieusement tamisée, granuleuse, presque grise, mais au-dessus du chaperon de chaque tombe une flamme zigzaguante crépitait à l’assaut du ciel.

Un léger tintement de métal sur la pierre tira en sursaut Ptorothée de son sommeil léger et intermittent. Aussitôt sur le qui-vive, elle se leva tout doucement et se glissa vers la fenêtre.

À la différence des vraies fenêtres de cellules, d’ordinaire larges, ouvertes à tous les vents et dont il suffit de retirer quelques barreaux de fer gênants pour assurer l’évasion des prisonniers, cette fenêtre-ci se résumait à une fente de vingt centimètres. Sept millénaires avaient appris aux rois des bords du Jolh que les cellules devaient être conçues pour garder les prisonniers à l’intérieur. Il n’existait qu’une façon de sortir par cette fente : en pièces détachées.

Mais une ombre se découpa devant la lumière des pyramides et une voix fit : « Psst. »

Ptorothée s’aplatit contre le mur et tendit un bras en l’air pour essayer d’atteindre la fente.

« Qui êtes-vous ?

— Je viens vous aider. Oh, merde. Ils appellent ça une fenêtre ? Attention, je fais descendre une corde. »

Une épaisse cordelette de soie, nouée à intervalles réguliers, tomba près de son épaule. Elle la fixa des yeux une ou deux secondes, puis se débarrassa d’un mouvement du pied de ses chaussures à bouts recourbés et grimpa.