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La tête de l’autre côté de la fente était à demi dissimulée sous une capuche noire, mais la jeune femme devina une expression inquiète.

« Ne perdez pas courage, dit la tête.

— Je ne perdais pas courage. J’essayais de dormir un peu.

— Oh. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr. Bon, je vais m’en aller et vous laisser, d’accord ?

— Mais demain matin je vais me réveiller, et là, je vais perdre courage. Vous vous tenez sur quoi, démon ?

— Vous savez ce que c’est, un crampon ?

— Non.

— Ben, il y en a deux. »

Ils se regardèrent en silence.

« Très bien, dit enfin la tête. Va falloir que je fasse le tour et que j’entre par la porte. Restez là. » Sur ce, elle disparut vers le haut.

Ptorothée se laissa redescendre sur les pierres froides du sol. Entrer par la porte ! Elle se demanda comment il allait réussir à faire ça. Les humains avaient besoin de l’ouvrir d’abord.

Elle s’accroupit dans l’angle le plus reculé de la cellule et fixa le petit rectangle de bois.

De longues minutes s’écoulèrent. Un moment elle crut entendre un tout petit bruit, comme un hoquet.

Un peu plus tard elle perçut un léger claquement métallique, à peine audible tellement il était faible.

D’autres minutes s’enroulèrent sur la bobine de l’éternité, puis le silence dans le couloir, absence de bruit jusque-là, devint peu à peu celui de quelqu’un qui n’en fait pas.

Elle songea : il est juste de l’autre côté de la porte.

Suivit une pause pendant laquelle Teppic huila tous les verrous et charnières, si bien qu’à l’instant de l’assaut final la porte s’ouvrit en chuintant dans un silence poignant.

« Dites ? » lança une voix dans l’obscurité.

Ptorothée se tassa davantage dans l’angle.

« Écoutez, je suis venu vous sauver. »

À présent elle distinguait une ombre plus noire à la lumière irrégulière des pyramides. L’ombre s’avança avec un manque d’assurance plutôt inattendu chez un démon.

« Vous venez ou quoi ? fit l’ombre. J’ai juste assommé les gardes, ils n’y sont pour rien, mais le temps presse.

— On doit me jeter aux crocodiles demain matin, chuchota Ptorothée. C’est le roi lui-même qui l’a décrété.

— Il a sûrement fait une erreur. »

Les yeux de Ptorothée s’écarquillèrent d’horreur incrédule.

« Le Mangeur d’Ames va m’emporter ! dit-elle.

— Vous en avez envie ? »

Ptorothée hésita.

« Bon, alors », fit le démon qui saisit sa main docile. Il la sortit de la cellule, et elle faillit trébucher sur le corps prostré d’un garde.

« Il y a qui dans les autres cellules ? demanda-t-il en désignant la rangée de portes le long du couloir.

« Je ne sais pas, répondit Ptorothée.

— On va voir, d’accord ? »

Le démon approcha un petit bidon des verrous et des charnières de la porte suivante et l’ouvrit d’une poussée. La lumière qui passait par la fenêtre étroite éclaira un homme entre deux âges assis par terre en tailleur.

« Je viens vous sauver », dit le démon.

L’homme leva les yeux sur lui.

« Me sauver ? fit-il.

— Oui. Pourquoi vous êtes ici ? »

L’homme baissa la tête. « J’ai blasphémé contre le roi.

— Comment vous avez fait ?

— Je me suis fait tomber un caillou sur le pied. Maintenant, on va m’arracher la langue. »

La silhouette sombre opina du chef, compatissante.

« Un prêtre vous a entendu, c’est ça ?

— Non. Je suis allé le dire à un prêtre. On ne peut pas laisser ce genre de propos impuni », fit l’homme d’un air vertueux.

On est vraiment les meilleurs, songea Teppic. De simples animaux n’arriveraient pas à réagir comme ça. Il n’y a que les humains pour être aussi bêtes. « Je crois qu’on devrait parler de tout ça dehors, dit-il. Pourquoi vous ne viendriez pas avec moi ? »

L’homme recula et lui jeta un regard fulminant.

« Vous voulez que je m’enfuie ?

— Ça me paraît une bonne idée, pas à vous ? »

L’homme le fixa droit dans les yeux ; ses lèvres remuaient en silence. Puis il parut prendre une décision.

« Gardes ! » s’égosilla-t-il.

Le cri rebondit en écho dans le palais endormi. Son soi-disant sauveur le considéra d’un œil incrédule.

« Cinglés, lança Teppic. Vous êtes tous cinglés. »

Il sortit de la cellule et attrapa la main de Ptorothée qu’il entraîna sans attendre dans la pénombre des couloirs. Derrière eux, le prisonnier profita au maximum de sa langue tant qu’il en disposait encore pour brailler un flot de malédictions.

« Vous m’emmenez où ? » demanda Ptorothée tandis qu’ils passaient un angle d’un pas vif et débouchaient dans une cour fermée entourée de piliers.

Teppic hésita. Il n’avait guère réfléchi à la suite des événements. « Pourquoi est-ce qu’ils s’embêtent à verrouiller les portes ? fit-il en considérant les piliers, je voudrais bien savoir… Je suis surpris : vous n’êtes pas retournée dans votre cellule pendant que j’étais dans l’autre.

— Je… je ne veux pas mourir, dit-elle calmement.

— Je vous comprends.

— Il ne faut pas dire ça ! C’est mal de ne pas vouloir mourir ! »

Teppic jeta un regard au toit autour de la cour et déroula son grappin.

« Je crois que je devrais quand même retourner dans ma cellule, fit Ptorothée sans esquisser le moindre mouvement de ce côté-là. C’est déjà mal de penser à désobéir au roi.

— Oh ? Et qu’est-ce qui arrive, dans ce cas-là ?

— Quelque chose de désagréable, répondit-elle vaguement.

— Vous voulez dire pire que d’être jeté aux crocodiles ou de se faire emporter par le Mangeur d’Ames ? demanda Teppic dont le grappin accrocha solidement un rebord caché sur le toit plat.

« Une question intéressante, fit Ptorothée qui remporta le prix Teppic de la clairvoyance.

— Qui vaut la peine qu’on y réfléchisse, hein ? » Le jeune homme éprouva la cordelette en s’y suspendant de tout son poids.

« Ce que vous dites, c’est : si le pire doit arriver de toute façon, autant ne plus s’en faire, poursuivit Ptorothée. Si le Mangeur d’Ames doit de toute façon me prendre, autant éviter les crocodiles, c’est ça ?

— Montez la première. J’ai l’impression qu’on vient.

— Qui êtes-vous ? »

Teppic fouilla dans son petit sac. Il était revenu dans le Jolhimôme un éon plus tôt sans rien d’autre que les vêtements qu’il portait, mais c’étaient ceux dans lesquels il avait passé son examen. Il équilibra dans sa paume un couteau de jet numéro 2 dont l’acier étincela à la lueur des pyramides. Sans doute le seul acier du pays ; n’allez pas croire que le Jolhimôme n’avait jamais entendu parler du fer, mais si le cuivre était bien assez bon pour votre arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, il l’était aussi pour vous.

Non, les gardes ne méritaient pas le couteau. Ils n’avaient rien fait de mal.

Sa main se referma sur la petite aumônière de chardons. Des modèles réduits, pas plus de deux centimètres par piquant. Les chardons ne tuaient pas les gens, ils les ralentissaient un peu. Il suffisait d’un ou deux dans la plante des pieds pour générer une extrême lenteur et d’extrêmes précautions chez n’importe quel poursuivant en dehors de l’enragé en phase terminale.

Il en répandit plusieurs à l’entrée du couloir, revint en courant à la cordelette et se hissa en quelques tractions rapides. Il atteignit le toit au moment où les gardes de tête passaient au galop sous le linteau. Il attendit que s’élève le premier juron, puis il ramena la cordelette et se dépêcha de rattraper la fille.