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… éé… éé… éé…

Les embrasements s’éteignirent.

… ops.

* * *

« Belle matinée, sire. Vous avez bien dormi, j’espère ? »

Teppic agita une main en direction de Dios mais ne répondit rien. Le barbier procédait à la Cérémonie Pour Sortir Rasé.

Le barbier tremblait. Jusqu’à récemment, il était tailleur de pierre manchot au chômage. Puis le terrible grand prêtre l’avait convoqué pour le nommer d’office barbier royal. Du coup, il devait toucher le pharaon, mais il n’y avait pas de problème car les prêtres avaient tout arrangé et ce n’était plus la peine de l’amputer davantage. Dans l’ensemble, c’était mieux qu’il n’avait cru et un grand honneur de mettre en quelque sorte la dernière main à la toilette du roi.

« Rien ne vous a dérangé ? » fit le grand prêtre. Ses yeux balayèrent la chambre d’un faisceau soupçonneux ; on se serait attendu à ce que des filets de pierre fondue dégoulinent le long des murs.

« Non, rrr…

— Si vous vouliez bien ne pas bouger, ô celui-qui-ne-meurt-jamais, fit le barbier du ton de qui est assuré d’avoir droit à une visite guidée du système digestif d’un crocodile s’il entaille une oreille.

— Vous n’avez pas entendu de bruits bizarres, sire ? » insista Dios. Il recula brusquement afin de jeter un coup d’œil derrière le paravent de plumes de paon doré de l’autre côté de la chambre.

« Non, rrr…

— Votre Majesté a les traits un peu tirés ce matin, sire », fit Dios. Il s’assit sur la banquette ornée d’un guépard sculpté à chaque bout. S’asseoir en présence du roi, en dehors des cérémonies, n’était pas chose autorisée. Mais en l’occurrence ça lui permettait de lorgner sous le lit bas de Teppic.

Dios était déconcerté. Quant à Teppic, malgré les courbatures et le manque de sommeil, il se sentait curieusement débordant d’allégresse. Il s’essuya le menton.

« C’est le lit, fit-il. Je vous en ai déjà parlé, je crois. Les matelas, vous savez. C’est rempli de plumes. Si vous ne voyez pas ce dont il s’agit, demandez donc aux pirates de Khali. La moitié d’entre eux doivent maintenant dormir sur de la plume d’oie.

— Sa Majesté aime bien blaguer », dit Dios.

Teppic savait qu’il ne devait pas insister, mais il le fit quand même.

« Quelque chose ne va pas, Dios ? demanda-t-il.

— Un infidèle s’est introduit par effraction dans le palais cette nuit. La fille Ptorothée a disparu.

— C’est très ennuyeux.

— Oui, sire.

— Sans doute un soupirant, un galant, quelqu’un comme ça. »

Le visage de Dios resta de marbre. « Possible, sire.

— Les crocodiles sacrés vont avoir faim, alors. » Mais pas longtemps, songea Teppic. Il suffisait de gagner l’extrémité de n’importe quelle petite jetée de la berge et de laisser son ombre tomber sur le fleuve pour que l’eau jaune boueuse se change, comme par magie, en carapaces jaunes boueuses. Ils ressemblaient à de gros troncs mouillés, à la seule différence que les troncs ne s’ouvrent pas à un bout pour vous arracher la jambe. Les crocodiles sacrés du Jolh tenaient lieu de broyeur d’ordures, de patrouille fluviale et à l’occasion de morgue du royaume.

Difficile de les qualifier tout bonnement de gros. Il suffisait qu’un des mâles gigantesques se mette en travers du courant pour endiguer le fleuve.

Le barbier sortit sur la pointe des pieds. Deux serviteurs entrèrent de même.

« J’ai anticipé la réaction naturelle de Votre Majesté, sire », poursuivit Dios. On aurait cru entendre tomber des gouttes d’eau dans de profondes cavernes calcaires.

« Fort bien, fit Teppic en examinant les vêtements prévus pour la journée. C’était quoi, déjà ?

— Une fouille minutieuse du palais, chambre par chambre.

— Absolument. Continuez, Dios. »

J’ai gardé un visage ouvert, se dit-il. Pas un muscle n’a bougé. Je le sais. Il peut lire en moi comme sur une stèle. Moi, je peux lui faire baisser les yeux.

« Merci, sire.

— J’imagine qu’ils sont à des kilomètres maintenant. Quels qu’ils soient. Ce n’était qu’une servante, non ?

— Il est impensable qu’on passe outre vos jugements ! Personne dans le royaume n’oserait ! Ils le paieront de leur âme ! Nous allons les traquer, sire ! Les traquer et les anéantir ! »

Les serviteurs se tapirent derrière Teppic. Il ne s’agissait pas là d’une colère banale mais d’un vrai courroux. D’un bon vieux courroux de derrière les fagots. Il bouillait. À faire déborder de pleines casseroles de soupe au lait.

« Vous vous sentez bien, Dios ? »

Le prêtre s’était tourné vers l’autre côté du fleuve. La Grande Pyramide était presque terminée. Sa vue parut le calmer, ou du moins fixer son esprit sur un autre sujet.

« Oui, sire, répondit-il. Merci. » Il respira profondément. « Demain, sire, vous aurez le plaisir d’assister à la pose du sommet de la pyramide. Un événement capital. Bien entendu, il faudra attendre avant que les chambres intérieures soient achevées.

— Bien. Bien. Et ce matin, je crois que j’aimerais rendre visite à mon père.

— Je suis sûr que feu le roi sera enchanté de vous voir, sire. Et vous désirez que je vous accompagne.

— Oh. »

* * *

C’est un fait aussi immuable que la Troisième Loi des Séries d’Emmerdes : rien ne vaut un bon grand vizir. Son penchant à ricaner et comploter fait sans doute partie des spécificités de la fonction.

On range les grands prêtres plus ou moins dans le même sac. Ils sont en butte à des préjugés ; à peine coiffés de leur drôle de chapeau, croit-on, ils donnent des ordres curieux comme attacher des princesses sur des rochers à l’intention des monstres marins de passage et jeter des bébés à la mer.

Il s’agit là d’une vile calomnie. Tout au long de l’histoire du Disque la plupart des grands prêtres ont été des hommes sérieux, pieux et consciencieux, qui ont fait leur possible pour interpréter le désir des dieux, parfois en éviscérant ou en écorchant vifs des centaines de gens en une journée pour être sûrs d’en avoir bien saisi le sens.

* * *

Le cercueil du roi Teppicymon XXVII était solennellement exposé. Travaillé en foryphe, smaradgin, skelse et delphinite, incrusté de jade rose et de filoche, abondamment fumé et parfumé aux résines et senteurs rares…

Il faisait grosse impression mais, se disait le roi, pas au point de donner envie de mourir. Il cessa de s’y intéresser et traversa la cour sans se presser.

Un nouvel acteur était entré en scène dans le drame de sa mort.

Grinjer, le fabricant de modèles réduits.

Il s’était toujours posé des questions sur les modèles réduits. Même le fermier le plus pauvre comptait se faire enterrer avec un échantillonnage de têtes de bétail miniatures qui, sans qu’on sache comment, deviendraient réelles dans l’au-delà. Plus d’un se contentaient d’une vache façon porte-toasts dans ce monde afin de se payer un troupeau pure race dans l’autre. Les nobles et les rois s’offraient la panoplie complète en réduction : chars, maisons, bateaux et tout ce qui était trop gros ou gênant pour entrer dans un tombeau. Une fois de l’autre côté, chaque babiole se transformait en l’article original.

Le roi se renfrogna. De son vivant il savait que c’était vrai. N’en avait jamais douté une seconde…

Grinjer, la langue pointant à la commissure des lèvres, plaçait délicatement à l’aide de pinces une toute petite rame sur une réplique parfaite d’une trirème fluviale à l’échelle 1/80e. Toutes les surfaces planes dans son coin d’atelier disparaissaient sous des animaux et des objets miniatures ; certaines de ses plus belles réalisations pendaient par des fils au plafond.