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Une pièce disparut.

« Ce sont toutes la même pièce, hein ? fit un de ses frères.

— Ben oui, répondit le IIa, très gêné parce qu’intervenir dans le cours divin du flux monétaire était contraire à sa religion. La même pièce à cinq minutes d’intervalle.

— Et tu te sers de cette combine pour payer le personnel ? fit Ptaclusp d’un ton las.

— Ce n’est pas une combine ! Je leur donne l’argent, répondit IIa d’un air guindé. Ce qui lui arrive après, je n’en suis pas responsable, hein ?

— Ça ne me plaît pas, dit son père.

— Ne t’inquiète pas. Au bout du compte, tout finit par s’équilibrer, dit un IIa. Chacun reçoit ce qui lui revient.

— Oui. C’est bien ce qui me fait peur.

— C’est juste une façon de laisser ton argent travailler pour toi, dit un autre fils. C’est sûrement quantique.

— Ah, très bien, fit Ptaclusp d’une voix faible.

— On va mettre le chapeau en place ce soir, ne te fais pas de souci, dit un IIb. Quand la pyramide se sera embrasée et qu’elle aura déchargé sa puissance, on pourra tous souffler.

— J’ai dit au roi qu’on allait faire ça demain. »

Les Ptaclusp IIb pâlirent à l’unisson. Malgré la chaleur, la tente parut soudain beaucoup plus froide.

« Ce soir, père, rectifia l’un d’eux. Tu veux sûrement dire ce soir ?

— Demain, répéta fermement Ptaclusp. J’ai prévu un vélum et des figurants qui jetteront des fleurs de lotus. Il y aura un orchestre. Des tocsins, des trompettes et des coups de cymbales. Des discours, et après un thé-collation avec de la viande. C’est toujours comme ça qu’on s’y est pris. Ça nous amène de nouveaux clients. Ils aiment bien se faire une idée sur place.

— Père, tu as vu tout ce qu’elle absorbe… Tu as vu le gel…

— Qu’elle absorbe donc ce qu’elle veut. Nous, les Ptaclusp, on ne s’amuse pas à chapeauter les pyramides comme on pose la dernière brique à un mur de jardin. On ne bâcle pas un boulot en pleine nuit comme des chaispasquoi. Les gens attendent une cérémonie.

— Mais…

— Je n’écoute plus. J’ai trop écouté tous ces trucs modernes. Demain. J’ai commandé la plaque de bronze, les rideaux de velours et tout. »

Un IIa haussa les épaules. « Ça n’avance à rien de discuter avec lui. Je suis de trois heures plus tard. Je me souviens de cette réunion. On n’a pas pu le faire changer d’avis.

— Moi, je suis de deux heures plus tard, dit un de ses clones. Je me souviens aussi que tu as dit ça. »

Au-delà des parois de la tente, la pyramide grésillait sous l’effet du temps accumulé.

* * *

Il n’y a rien de mystérieux dans le pouvoir des pyramides.

Les pyramides sont des barrages dans le cours du temps. Si la grande masse de pierre est correctement conçue et orientée, correctement bâtie aux bonnes mesures paracosmiques, son potentiel temporel peut être détourné pour accélérer ou renverser le temps à l’intérieur d’un espace restreint, de la même façon qu’on fait pomper de l’eau à un bélier hydraulique contre le courant.

Les premiers bâtisseurs, évidemment vieux et sages, connaissaient parfaitement cette particularité, et le but dans une pyramide correctement construite, c’était d’obtenir un temps absolument nul dans la chambre centrale afin que le roi défunt vive bel et bien éternellement – ou du moins ne meure jamais vraiment. Le temps qui aurait dû passer dans la chambre s’emmagasinait dans l’ensemble de la pyramide, et on le laissait se décharger dans un embrasement toutes les vingt-quatre heures.

Au bout de quelques éons le principe était oublié, et on a cru obtenir le même résultat par a) un rituel, b) la conservation des gens et c) le rangement de leurs organes mous dans des pots.

Ce système fonctionne rarement.

On a ainsi perdu l’art de syntoniser les pyramides, et tout le savoir s’est réduit à une poignée de règles mal assimilées et de souvenirs brumeux. Les anciens étaient bien trop sages pour bâtir de très grosses pyramides. Elles risquent de provoquer des phénomènes étranges auprès desquels les simples fluctuations du temps paraissent ridicules.

À propos, contrairement à la croyance populaire, les pyramides n’affûtent pas les lames de rasoir. Elles se contentent de les ramener à l’époque où elles n’étaient pas émoussées. Il y a sûrement du quantique là-dessous.

* * *

Allongé sur les strates de son lit, Teppic écoutait de toutes ses oreilles.

Il y avait deux gardes devant la porte, plus deux autres dehors sur le balcon et – la prévoyance de Dios l’impressionnait – encore un sur le toit. Il les entendait qui s’efforçaient de ne pas faire de bruit.

Il n’avait guère eu le loisir de protester. Si des infidèles vêtus de noir s’introduisaient dans le palais, il fallait protéger la personne royale. Irréfutable.

Il glissa de son matelas en dur, s’approcha sans bruit dans la pénombre de la statue de Salebê le dieu à tête de chat dressée dans un coin, en fit tourner la tête et sortit son costume d’assassin. Il s’habilla rapidement en maudissant l’absence de miroir, puis traversa la chambre à pas de loup pour se cacher derrière un pilier.

Le seul problème, dans l’immédiat, c’était de ne pas rire. La fonction de garde dans le Jolhimôme ne présentait pas de gros risques. Dans un royaume dépourvu du moindre soupçon de rébellion intérieure et que ses deux voisins pouvaient l’un comme l’autre écraser instantanément par la force des armes, il n’y avait pas vraiment lieu de sélectionner des guerriers ardents et belliqueux. D’ailleurs, la dernière chose que souhaitaient les prêtres, c’était des soldats zélés. Les soldats zélés sans perspective de combat ne tardent pas à s’ennuyer et à nourrir des pensées dangereuses, par exemple qu’ils seraient mieux à même de diriger le pays.

Le job intéressait donc des hommes gros et solides, capables de rester debout parfaitement immobiles des heures durant sans en avoir marre, des hommes à la corpulence bovine et à l’intellect à l’avenant. Un excellent contrôle de la vessie était également souhaitable.

Teppic passa sur le balcon.

Il avait appris comment ne pas se déplacer furtivement. Depuis des millions d’années l’humanité se faisait dévorer par des créatures habiles à se déplacer furtivement, aussi était-elle désormais rompue à déceler les mouvements discrets. Ne pas faire de bruit ne suffisait pas non plus : les petites plages de silence éveillent toujours les soupçons. L’astuce, c’était de se couler dans la nuit avec calme et assurance, tout comme l’air qu’on respire.

Un garde se tenait de faction à l’extérieur de la chambre. Teppic le dépassa comme une ombre et grimpa doucement le long du mur. Ledit mur s’ornait d’un bas-relief intriqué consacré aux triomphes des monarques passés ; ce fut donc la famille de Teppic qui lui fit la courte échelle.

La brise soufflait du désert quand il balança ses jambes pardessus le parapet et traversa silencieusement le toit encore chaud sous ses semelles. L’atmosphère avait une odeur de plat fraîchement cuisiné et vaguement épicé.

C’était une impression étrange que de franchir en catimini le toit de son propre palais en s’efforçant d’éviter ses propres gardes, lancé dans une aventure en complète violation de ses propres décrets, conscient qu’en cas de capture on se ferait soi-même jeter en pâture aux crocodiles sacrés. Après tout, n’avait-il pas déclaré qu’il se montrerait impitoyable s’il se faisait prendre ?

Par certains côtés, ça ajoutait un peu de piment.