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* * *

La brise avait forci lorsqu’ils atteignirent le toit. Elle était aussi plus chaude et plus sèche.

De l’autre côté du fleuve, une ou deux des plus anciennes pyramides déchargeaient déjà leurs feux dans le ciel, mais faibles et comme déplacés.

« Ça me démange, déclara Ptorothée. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— On dirait qu’on est bons pour un orage », répondit Teppic en contemplant la Grande Pyramide en face. Sa noirceur s’était accrue, si bien qu’elle découpait un triangle plus sombre dans la nuit. Des silhouettes couraient autour de sa base comme des fous qui regardent brûler leur asile.

« C’est quoi, un orage ?

— Très difficile à décrire, fit-il d’une voix préoccupée. Vous arrivez à voir ce qu’ils font, là-bas ? »

Ptorothée plissa les yeux en direction de la rive opposée.

« Ils s’activent beaucoup, dit-elle.

— Pour moi, ça ressemble davantage à de la panique. »

Quelques autres pyramides s’embrasèrent, mais au lieu de rugir à la verticale, les flammes tremblotèrent et fouettèrent d’avant en arrière, poussées par des vents impalpables.

Teppic se secoua. « Venez, dit-il. Faut vous faire partir d’ici. »

* * *

« J’avais dit qu’il fallait la chapeauter dans la soirée, brailla Ptaclusp IIb par-dessus les hurlements de la pyramide. Je ne peux plus faire flotter cette pierre jusqu’au sommet, maintenant, les turbulences là-haut doivent être terribles ! »

La glace de la journée s’évaporait en bouillant du marbre noir déjà chaud au toucher. Il fixa, éperdu, la pierre de faîte sur son berceau, puis son frère, toujours en chemise de nuit.

« Où est père ? demanda-t-il.

— J’ai envoyé un de nos doubles le réveiller, répondit IIb.

— Qui ?

— Un des tiens, en fait.

— Oh. » IIb fixa encore la pierre de faîte. « Elle n’est pas si lourde, dit-il. À deux, on pourrait la monter là-haut. » Il lança un regard interrogateur à son frère.

« Tu n’es pas fou ? Demande à des ouvriers de s’en charger.

— Ils se sont tous enfuis… »

En aval, une autre pyramide tenta de s’embraser, crachota, puis éjecta une flamme hurlante et déchiquetée qui se cintra dans le ciel avant d’atterrir près du sommet de la Grande Pyramide elle-même.

« Ça gêne les autres maintenant ! s’écria IIb. Allez ! Faut qu’on l’aide à se décharger, c’est la seule solution ! »

Sur les flancs de la pyramide, à un tiers de sa hauteur, un zigzag bleu crépita, décrivit un arc de cercle et s’écrasa sur un sphinx. L’air au-dessus se mit à bouillonner.

Les deux frères suspendirent la pierre de faîte entre eux et titubèrent jusqu’à l’échafaudage tandis que la poussière leur tourbillonnait autour et dessinait des formes étranges.

« Tu n’entends rien ? fit IIb lorsqu’ils accédèrent en chancelant à la première plate-forme.

— Quoi, tu veux dire le tissu du temps et de l’espace qu’on passe dans l’essoreuse ? » répliqua IIa.

L’architecte jeta à son frère un regard un tantinet admiratif. La remarque était inhabituelle pour un comptable. Puis son visage reprit son expression de légère terreur.

« Non, pas ça, répondit-il.

— Alors le bruit de l’air qui endure des tortures horribles ?

— Non, pas ça non plus, fit IIb, vaguement ennuyé. Je parle du grincement. »

Trois autres pyramides crachèrent leurs jets de feu qui traversèrent en grésillant les nuages agités dans le ciel pour s’épancher dans le marbre noir au-dessus des deux hommes.

« Je n’entends rien qui ressemble à ça, dit IIa.

— Je crois que ça vient de la pyramide.

— Eh ben, tu n’as qu’à te coller l’oreille dessus si ça te chante, mais moi, pas question. »

L’échafaudage tanguait dans la tourmente pendant qu’ils montaient prudemment une autre échelle et que la lourde pierre de faîte oscillait entre eux.

« J’ai dit qu’il ne fallait pas le faire, marmonna le comptable alors que la pierre lui glissait doucement sur les orteils. On n’aurait pas dû construire ça.

— Tu veux bien la fermer et soulever ton côté ? »

Et ainsi, une échelle branlante après l’autre, les frères Ptaclusp II gravirent lentement, avec force chamailleries, les flancs de la Grande Pyramide, tandis que les tombes secondaires le long du Jolh s’embrasaient les unes après les autres et que le ciel se striait des lignes grésillantes du temps.

Ce fut à peu près à cet instant que le plus grand mathématicien du Disque, couché dans la flatulence douillette de sa stalle sous le palais, cessa de ruminer et s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’anormal avec les nombres. Avec tous les nombres.

* * *

Le chameau laissa tomber le long de son nez son regard sur Teppic. Son expression laissait clairement entendre que de tous les méharistes qu’il aimerait le moins se coltiner, le jeune homme arrivait en tête de liste. N’importe comment, les chameaux regardent tout le monde de cette façon-là. Ils ont une approche très démocratique de l’espèce humaine. Ils en détestent tous les membres sans distinction de rang ni de confession.

Celui-ci avait l’air de mâcher du savon.

Teppic parcourut de ses yeux affolés l’alignement de stalles enténébrées des écuries royales qui avaient autrefois hébergé une centaine de chameaux. Il aurait donné le monde pour un cheval et un continent pour un poney. Mais les écuries n’abritaient plus aujourd’hui qu’une poignée de chars de guerre pourrissants, reliques des gloires passées, un éléphant d’âge respectable dont la présence restait un mystère, et ce dromadaire. Il faisait l’effet d’un animal totalement incapable. Il commençait à s’user aux genoux.

« Bon, voilà, dit-il à Ptorothée. Je ne vais pas me risquer à traverser le fleuve de nuit. Je préfère essayer de vous faire passer la frontière.

— Elle est bien sanglée, cette selle ? demanda Ptorothée. Ça me paraît drôlement bizarre.

— Elle est sanglée sur une bête drôlement bizarre aussi. Comment on s’y prend pour grimper là-haut ?

— J’ai déjà vu faire les méharistes, répliqua-t-elle. Je crois qu’ils leur tapent très fort dessus avec un gros bâton. »

Le chameau s’agenouilla et leur lança un regard suffisant.

Teppic haussa les épaules, ouvrit d’une traction les portes sur le monde extérieur et contempla les figures de cinq gardes.

Il recula. Ils avancèrent. Trois d’entre eux étreignaient l’arc massif du Jolh, capable d’expédier une flèche à travers un battant de portail ou de vous convertir un hippopotame au pas de charge en brochette ambulante de trois tonnes. Les gardes n’avaient jamais eu l’occasion de le tester sur des congénères humains mais on les sentait prêts à considérer la question.

Le capitaine des gardes tapa sur l’épaule d’un de ses hommes. « Va prévenir le grand prêtre », ordonna-t-il.

Il lança un regard mauvais à Teppic.

« Dépose toutes tes armes, fit-il.

— Quoi ? Toutes ?

— Oui. Toutes.

— Ça risque de prendre du temps, dit prudemment le jeune homme.

— Et laisse tes mains là où je peux les voir, ajouta le capitaine.

— Là, on se heurte à une impasse », hasarda Teppic. Son regard passa les soldats en revue. Il connaissait diverses méthodes de combat à mains nues, mais dans aucune il n’était question d’un adversaire prêt à vous décocher une flèche en travers du corps au moindre geste. Il pouvait pourtant sûrement plonger de côté, et une fois à l’abri des stalles de chameaux il attendrait le bon moment…