La seule malédiction qu’on avait les moyens de s’offrir sur une tombe ces temps-ci, c’était : « Caltez ! »
Il n’appréciait qu’un seul genre de pyramides : les toutes petites au fond du jardin, celles qu’on bâtissait à chaque fois que mourait un chat.
Il avait promis à la mère de son fils.
Artela lui manquait. Ç’avait fait tout un ramdam lorsqu’il avait voulu prendre femme hors du royaume, et certaines manières étrangères d’Artela l’avaient intrigué et fasciné, même lui. C’était peut-être à elle qu’il devait son étrange dégoût des pyramides ; dans le Jolhimôme, autant se dégoûter de respirer. Mais il avait promis que Pteppic irait à l’école hors du royaume. Elle avait insisté là-dessus. « On n’apprend jamais rien dans ce pays, avait-elle déclaré. On ne fait que se souvenir. »
Si seulement elle s’était souvenue qu’il ne fallait pas nager dans le fleuve…
Il regarda deux serviteurs charger la malle de Teppic sur le carrosse et pour la première fois, pour autant qu’ils se le rappelaient l’un et l’autre, il posa une main paternelle sur l’épaule de son fils.
En fait, il cherchait quelque chose à dire. Nous n’avons jamais vraiment eu le temps d’apprendre à nous connaître, songea-t-il. J’aurais tant pu lui donner. Quelques bonnes corrections n’auraient pas été de trop.
« Hum, fit-il. Eh bien, mon garçon.
— Oui, père ?
— C’est, euh… la première fois que tu pars seul loin de chez nous…
— Non, père. J’ai passé l’été dernier avec le seigneur Fhempta-hem, rappelez-vous.
— Oh, oui ? » Le pharaon se souvint que le palais lui avait paru plus calme à ce moment-là. Il avait mis ça sur le compte des nouvelles tapisseries.
« Bref, reprit-il, tu es un jeune homme, tu as presque treize ans…
— Douze, père, rectifia tranquillement Teppic.
— Tu es sûr ?
— C’était mon anniversaire le mois dernier, père. Vous m’avez offert une bassinoire.
— Ah bon ? Comme c’est curieux. Est-ce que j’ai dit pourquoi ?
— Non, père. » Teppic leva les yeux sur le visage doux, étonné de son père. « Une très bonne bassinoire, le rassura-t-il. Elle me plaît beaucoup.
— Oh. Bien. Hum. » Sa Majesté tapota à nouveau l’épaule de son fils, distraitement, comme on tambourine des doigts sur un bureau pendant qu’on tâche de réfléchir. Une idée parut lui venir.
Les serviteurs avaient fini d’arrimer la malle sur le toit du carrosse et le conducteur tenait patiemment la porte ouverte.
« Quand un jeune homme s’en va dans le monde, commença Sa Majesté d’une voix hésitante, il y a… Enfin, c’est très important qu’il se souvienne… Je veux dire, c’est un monde très vaste, en fin de compte, avec toutes sortes de… Et bien sûr, spécialement à la ville, où il y a beaucoup plus de… » Il marqua un temps, agita vaguement une main en l’air.
Teppic la prit doucement.
« Ne vous inquiétez pas, père, dit-il. Dios, le grand prêtre, m’a expliqué qu’il fallait prendre régulièrement des bains et ne pas devenir aveugle. »
Son père le regarda en battant des paupières.
« Tu ne deviens pas aveugle ? demanda-t-il.
— Apparemment non, père.
— Oh. Bien. Excellent, fit le roi. Excellent, excellent. Ça, c’est une bonne nouvelle.
— Je crois que je ferais mieux de me mettre en route, père. Sinon, je vais manquer la marée. »
Sa Majesté opina et se tâta les vêtements. « J’avais quelque chose… » marmonna-t-il, puis il trouva ce qu’il cherchait et glissa une petite bourse de cuir dans la poche de Teppic. Il reprit son numéro de l’épaule.
« Un petit quelque chose, murmura-t-il. Pas un mot à ta tante. Oh, tu ne pourrais pas, de toute façon. Elle est allée s’allonger. Un peu trop dur pour elle. »
Il ne restait alors plus à Teppic qu’à sacrifier un poulet à la statue de Kaloteh, le fondateur du Jolhimôme, afin que la main de son ancêtre guide ses pas dans le monde. Ce n’était pourtant qu’un petit poulet, et une fois que Kaloteh en aurait fini avec lui, le roi en ferait son déjeuner.
Le Jolhimôme était vraiment un petit royaume égocentrique. Même ses plaies manquaient de conviction. Tous les royaumes fluviaux qui se respectent subissent de grandes plaies surnaturelles, mais tout ce que le Vieux Royaume avait pu s’offrir au cours du dernier siècle, c’était la Plaie de la Grenouille[4].
Ce soir-là, alors qu’ils avaient depuis longtemps quitté le delta du Jolh et qu’ils cinglaient sur la mer Circulaire en direction d’Ankh-Morpork, Teppic se souvint de la bourse et en examina le contenu. Affectueusement, mais aussi à sa façon habituelle de voir les choses, son père lui avait fait présent d’un bouchon, d’une demi-boîte de savon pour le cuir, d’une petite pièce de bronze d’origine incertaine et d’une sardine hors d’âge.
Le fait est bien connu, quand on va mourir les sens s’exacerbent aussitôt afin, croit-on, de permettre à l’intéressé de détecter toute issue possible autre que fatale à sa situation délicate.
On le croit à tort. Le phénomène est un exemple classique de transfert. Les sens se concentrent désespérément sur tout ce qui n’est pas le problème immédiat – dans le cas de Teppic une large étendue de pavés à vingt-cinq mètres qui se rapproche – dans l’espoir qu’il va disparaître.
L’ennui, c’est qu’il ne va pas tarder à disparaître, justement.
Quelle qu’en soit la raison, Teppic eut soudain une conscience aiguë de son environnement. Le clair de lune sur les toits. L’odeur de pain frais qui flottait depuis une boulangerie voisine. Le vrombissement d’un hanneton qui lui passa en vitesse près de l’oreille, à la verticale. Les pleurs d’un bébé, au loin, et les aboiements d’un chien. Le souffle léger de l’air qui lui rappelait son manque de consistance et de prises…
Ils avaient été plus de soixante-dix à s’inscrire cette année-là. Les Assassins n’imposaient pas d’examen de sélection ; il était facile d’entrer à l’école, et facile d’en sortir (le truc, c’était d’en sortir debout). La cour au centre des bâtiments de la Guilde était noire de jeunes garçons qui partageaient deux points communs : des malles monstrueuses sur lesquelles ils se tenaient assis, et des vêtements choisis pour y grandir à l’aise, dans lesquels ils auraient pu tenir à six. Certains optimistes avaient apporté des armes qu’on leur confisqua et qu’on retourna aux parents dans les semaines suivantes.
Teppic les regardait avec attention. Il y avait un avantage indéniable à être l’enfant unique de parents trop absorbés par leurs propres affaires pour se soucier de vous, voire se rappeler votre existence plusieurs jours d’affilée.
Sa mère, d’aussi loin qu’il se souvenait, avait été une femme agréable et aussi égocentrique qu’un gyroscope. Elle aimait les chats. Plus que les vénérer – tout le monde dans le royaume les vénérait –, elle les aimait vraiment. Teppic savait qu’il était traditionnel dans les royaumes fluviaux d’apprécier les chats, mais il devait alors s’agir d’animaux gracieux, majestueux ; ceux de sa mère étaient des maniaques malingres aux yeux jaunes et à la tête aplatie qui crachaient à tout bout de champ.
Son père passait beaucoup de temps à s’inquiéter du royaume ; il se prenait parfois pour une mouette, sans doute un effet de sa mauvaise mémoire. Teppic s’était interrogé sur les circonstances de sa conception, vu que ses parents se trouvaient rarement dans le même système de références, à plus forte raison dans le même état d’esprit.
4
Une grosse grenouille, remarquez, qui s’était fourrée dans les conduits d’aération et avait empêché tout le monde de dormir pendant des semaines.