Ce qui laisserait Ptorothée exposée. Et puis il n’allait tout de même pas s’amuser à combattre ses propres gardes. Une conduite inadmissible, même pour un roi.
Il y eut un mouvement derrière les gardes et Dios flotta dans son champ de vision, silencieux et inéluctable comme une éclipse de lune. Il tenait une torche allumée qui jetait des reflets délirants sur son crâne chauve.
« Ah, fit-il. On a capturé les infidèles. Bravo. » Il fit un signe de tête à l’intention du capitaine. « Jetez-les aux crocodiles.
— Dios ? dit Teppic alors que deux gardes baissaient leurs arcs et fonçaient sur lui.
— Tu as parlé ?
— Vous savez qui je suis, mon vieux. Ne faites pas l’imbécile. »
Le grand prêtre leva sa torche.
« Tu as un avantage sur moi, mon garçon, dit-il. Métaphoriquement parlant.
— Je ne trouve pas ça drôle. Je vous ordonne de leur dire qui je suis.
— Comme tu veux. Cet assassin, fit Dios dont la voix coupait et calcinait comme une lance thermique, a tué le roi.
— Mais c’est moi, le roi, bon sang ! Comment je pourrais me tuer moi-même ?
— Nous ne sommes pas stupides. Ces hommes savent que le roi ne rôde pas dans le palais la nuit et qu’il ne s’acoquine pas avec des criminelles condamnées. Tout ce qui nous reste à découvrir, c’est comment tu t’es débarrassé du corps. »
Ses yeux fixaient le visage de Teppic, et Teppic comprit que le grand prêtre était en vérité complètement fou. Il s’agissait dans son cas d’une démence rare frappant ceux qui sont restés si longtemps eux-mêmes que les habitudes saines se sont gravées dans le cerveau. Je me demande quel âge il a réellement, songea-t-il.
« Ces assassins sont des créatures rusées, déclara Dios. Méfiez-vous de lui. »
Il y eut un fracas à côté du prêtre. Ptorothée avait tenté de lancer sur lui un aiguillon pour chameau et l’avait raté.
Lorsqu’on voulut reporter les yeux sur Teppic, il avait disparu. Les gardes qui le flanquaient s’employaient à s’écrouler lentement par terre en gémissant.
Dios sourit.
« Emparez-vous de la femme », cracha-t-il. Le capitaine se précipita et empoigna Ptorothée qui n’avait pas cherché à s’enfuir. Le prêtre se pencha et ramassa l’aiguillon.
« Il y a davantage de gardes dehors, dit-il. Je suis sûr que tu en es conscient. Il est dans ton intérêt de sortir de ta cachette.
— Pourquoi donc ? » demanda Teppic depuis les ténèbres. Il farfouilla dans sa chaussure, en quête de sa sarbacane.
« Tu seras alors jeté aux crocodiles sacrés, sur ordre du roi.
— Une agréable perspective, hein ? lança Teppic qui vissait fiévreusement des éléments ensemble.
— Ce serait assurément préférable à beaucoup d’autres issues », fit Dios.
Dans l’obscurité, Teppic fit courir ses doigts sur les petits nœuds codés des fléchettes. La plupart des poisons vraiment spectaculaires avaient dû s’évaporer ou se dissoudre en un produit inoffensif, mais il restait quantité de potions moins violentes conçues pour ne rien donner de plus à leurs clients qu’une bonne nuit de sommeil. Un assassin se devait d’éviter d’éventuels gardes du corps vigilants pour s’approcher du futur inhumé. On estimait cependant très incorrect de les inhumer aussi.
« Vous pourriez nous laisser partir, dit Teppic. J’imagine que c’est ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Que je m’en aille sans jamais revenir ? Ça me convient tout à fait. »
Dios hésita. « Tu es censé dire : “Et laissez partir la fille.”
— Oh, oui. Et ça aussi.
— Non, je manquerais à mon devoir envers le roi.
— Bon sang, Dios, vous savez bien que c’est moi, le roi !
— Non. Je garde un souvenir très net du roi. Ce n’est pas toi », dit le prêtre.
Teppic jeta un coup d’œil par-dessus le bord de la stalle du chameau. Le chameau, lui, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
C’est alors que le monde devint fou.
D’accord, encore plus fou.
Toutes les pyramides flamboyaient à présent, elles emplissaient le ciel de leur lumière fuligineuse lorsque les frères Ptaclusp atteignirent à grand-peine la principale plate-forme de travail. IIa s’écroula sur le plancher, la respiration sifflante comme un soufflet de forge fatigué. À quelques pas de lui, le flanc en pente était chaud au toucher, et il ne faisait maintenant aucun doute dans son esprit que la pyramide grinçait bel et bien, tel un grand bateau à voiles pris dans la tempête. Il s’était beaucoup moins intéressé à la mécanique concrète qu’au prix de revient des pyramides, mais il avait la quasi-certitude que le bruit était aussi anormal que II et II font V.
Son frère avança la main pour toucher la pierre mais la retira lorsque de petites étincelles lui fusèrent autour des doigts.
« On sent la chaleur, dit-il. C’est incroyable !
— Pourquoi ?
— Chauffer une masse pareille. Je veux dire, rien que le tonnage…
— Je n’aime pas ça, Deux-bé, chevrota IIa. On n’a qu’à laisser le chapeau ici, d’accord ? Je suis sûr que ça ira, et demain matin on enverra une équipe, ils sauront bien ce qui… »
Ses paroles furent couvertes par le crépitement d’un nouvel embrasement qui zébra le ciel et percuta la colonne d’air dansante à vingt mètres au-dessus de leurs têtes. Il empoigna un bout de l’échafaudage.
« Bordel de merde, fit-il. Moi, je me tire.
— Attends un peu. Écoute bien, qu’est-ce qui grince ? La pierre, ça ne grince pas.
— Tout le putain d’échafaudage remue, espèce de crétin ! » IIa fixa son frère, les yeux exorbités. « Dis-moi que c’est l’échafaudage, implora-t-il.
— Non, cette fois j’en suis sûr. Ça vient de l’intérieur. »
Ils se regardèrent l’un l’autre, puis tournèrent les yeux vers l’échelle branlante qui menait au sommet… enfin, là où devait se trouver le sommet.
« Viens ! fit IIb. Elle ne peut pas se décharger, elle cherche un moyen de libérer… »
Il y eut un bruit aussi puissant qu’un gémissement de continents.
Teppic le sentit. Il sentit sa peau trop étriquée de plusieurs tailles. Il sentit qu’on le tenait par les oreilles et qu’on cherchait à lui dévisser la tête.
Il vit le capitaine de la garde s’affaisser à genoux en se démenant pour retirer son casque, et il bondit par-dessus la stalle.
Ou plutôt il essaya de bondir par-dessus. Tout allait de travers, et il atterrit lourdement sur un sol qui avait l’air d’hésiter à devenir mur ou non. Il réussit à se mettre debout, fut entraîné de côté et se mit à danser maladroitement à travers l’écurie pour conserver son équilibre.
Les écuries s’étiraient et se tassaient comme une image dans un miroir déformant. Il était allé en voir un à Ankh ; ses deux amis et lui avaient risqué une petite pièce chacun pour visiter le Centre Itinérant à Vous Couper le Souffle du docteur Maboul. Mais on le savait, ce n’était qu’une glace tordue qui transformait les têtes en saucisses et les jambes en ballons. Teppic aurait apprécié pouvoir s’accrocher à la même certitude que les phénomènes présents avaient une explication tout aussi anodine. Il fallait sûrement un miroir tremblotant pour retrouver un environnement normal.
Il courut sur des jambes en caramel mou vers Ptorothée et le grand prêtre, alors que le monde se dilatait et se comprimait autour de lui, et il eut le plaisir fugitif de voir la fille se tortiller dans l’étreinte de Dios et lui flanquer un joli gnon sur l’oreille.