Seul Koomi resta un peu à l’écart des autres. Il réfléchissait dur. Des pensées curieuses et originales s’amassaient le long de circuits neuraux rarement fréquentés et partaient dans des directions inimaginables. Il voulait voir où elles aboutissaient.
« Ô Dios, murmura le grand prêtre de Ket, le dieu de la Justice à tête d’ibis, quels sont les ordres du roi ? Les dieux sillonnent le pays, ils se battent et détruisent des maisons, ô Dios. Où est le roi ? Qu’attend-il de nous ?
— Oui-da », fit le grand prêtre de Scrab, le pousseur de la boule du Soleil. Il sentit qu’on en attendait davantage de sa part. « En vérité, ajouta-t-il. Votre Seigneurie aura remarqué que le soleil vacille parce que tous les dieux du Soleil se battent pour se l’arracher et… – il frotta des pieds par terre – le saint Scrab a opéré une retraite stratégique et… euh… il a fait un atterrissage forcé sur la ville de Hort. Un certain nombre de bâtiments ont arrêté sa chute.
— Et à juste titre, fit le grand prêtre de Thrrp, le conducteur du char du Soleil. Car, tout le monde le sait, c’est mon maître le vrai dieu du… »
Ses paroles moururent.
Dios tremblait, il se balançait lentement d’avant en arrière. Ses yeux fixaient le vide. Ses mains serraient le masque assez fort pour laisser des empreintes de doigts dans l’or, et ses lèvres formaient sans un son les mots du rituel de la Deuxième Heure auquel on se livrait depuis des millénaires à ce moment précis.
« Je crois que c’est le choc, fit un prêtre. Vous savez, il est tellement ancré dans ses habitudes. »
Les autres s’empressèrent de montrer qu’il y avait au moins un sujet sur lequel ils pouvaient donner des conseils.
« Allez lui chercher un verre d’eau.
— Mettez-lui un sac en papier sur la tête.
— Sacrifiez un poulet sous son nez. »
Il y eut un sifflement aigu, la déflagration lointaine d’une explosion et un long chuintement. Quelques vrilles de vapeur s’insinuèrent en se tordant dans la salle.
Les prêtres se ruèrent au balcon, laissant Dios à son état de choc déconcertant, et découvrirent que la foule autour du palais fixait le ciel.
« À ce qu’il semble, fit le grand prêtre de Cephut, dieu de la Coutellerie, qui se sentait capable d’un avis plus serein sur la situation présente, Thrrp a commis la faute et s’est fait intercepter par un tacle surprise de Jeht, le timonier de l’Orbe Solaire. »
Un bourdonnement s’éleva au loin, comme si plusieurs millions de mouches bleues paniquées décollaient, et une immense forme sombre survola le palais.
« Mais, poursuivit le prêtre de Cephut, Scrab revient… oui, il prend de la hauteur… Jeht ne l’a pas encore vu, il se rapproche en toute confiance du zénith… Et voici Sessifet, déesse de l’Après-Midi ! Ça, c’est une surprise ! Une surprise de taille ! Une jeune déesse qui n’a pas encore fait ses preuves mais, ma parole, ça promet, c’est une action incroyable, mes eunuques et messieurs, et… oui… Scrab a commis la faute ! Il a commis la faute !… »
Les ombres dansèrent et tournoyèrent sur les pierres du balcon.
«… Et… mais qu’est-ce qui se passe ? Les dieux vétérans, ils coopèrent, il n’y a pas d’autre mot, contre les nouveaux venus effrontés ! Mais la jeune Sessifet, quel cran, elle s’accroche, elle exploite la faiblesse… elle est passée !… et maintenant elle se détache, elle prend de la distance, Gil et Scrab sont apparemment aux prises, le ciel est dégagé devant elle et, oui, oui !… c’est le midi ! Midi ! Midi ! »
Silence. Le prêtre eut conscience que tout le monde le regardait.
Puis quelqu’un demanda : « Pourquoi vous braillez dans ce jonc ?
— Pardon. Je ne sais pas ce qui m’a pris. »
La prêtresse de Sarduk, déesse des Cavernes, grogna.
« Et si l’un d’eux l’avait laissé tomber ? jeta-t-elle sèchement.
— Mais… Mais… – il déglutit – ce n’est pas possible, hein ? Pas vraiment ? On a dû tous manger un truc, ou on est restés trop longtemps au soleil, ou autre chose. Parce que… enfin quoi, tout le monde sait que les dieux ne sont pas… Je veux dire, le soleil, c’est une grosse boule de gaz en fusion, non ? Qui tourne tous les jours autour du monde, et… et… et les dieux… enfin, vous savez bien, les gens ont un gros besoin de croire, comprenez-moi… »
Koomi, malgré les pensées perfides qui lui bourdonnaient dans la tête, eut l’esprit plus vif que ses collègues.
« Attrapez-le, les gars ! » s’écria-t-il.
Quatre prêtres saisirent le malheureux adorateur de la coutellerie par les bras et les jambes, l’entraînèrent à toute vitesse sur les dalles jusqu’au bord du balcon et l’expédièrent par-dessus le parapet dans les eaux boueuses du Jolh.
Il remonta à la surface en crachouillant.
« Pourquoi vous avez fait ça ? demanda-t-il. Vous savez tous que j’ai raison. Aucun de vous ne… »
Les eaux du Jolh s’ouvrirent sur des mâchoires paresseuses, et le prêtre disparut au moment même où la gigantesque forme ailée de Scrab bourdonnait, menaçante, au-dessus du palais avant de s’éloigner dans un ronflement vers les montagnes.
Koomi s’épongea le front.
« On l’a échappé belle », dit-il. Ses collègues approuvèrent du chef, les yeux fixés sur les rides qui s’estompaient dans l’eau. Le doute sincère n’avait soudain plus sa place au Jolhimôme. Le doute sincère était un bon moyen de se faire pincer et arracher les membres.
« Euh… fit l’un, Cephut ne va pas être très content, quand même, vous ne croyez pas ?
— Salut à toi, Cephut », lancèrent-ils en chœur. Au cas où.
« Je ne vois pas pourquoi, grommela un vieux prêtre au dernier rang. Un foutu artisan de couteaux et de fourchettes. »
Ils se saisirent du vieux qui continuait de protester et le balancèrent dans le fleuve.
« Salut à toi… – ils marquèrent un temps – Il était le grand prêtre de qui, au fait ?
— Bunu, le dieu des chèvres à tête de chèvre ? Sûrement, non ?
— Salut à toi, Bunu, sûrement », braillèrent-ils d’une seule voix tandis que les crocodiles sacrés rappliquaient comme des sous-marins.
Koomi leva les mains d’un air implorant. On dit que l’homme est le fruit des circonstances. Lui relevait de l’espèce que produisent des circonstances tortueuses et désagréables, et sous son crâne chauve certaines conclusions commençaient à se dégager, comme restées emprisonnées dans la pierre des années durant. Il ne savait pas encore très bien en quoi elles consistaient, ces conclusions, mais elles avaient en gros pour objets les dieux, le nouvel âge, la nécessité d’une main ferme pour tenir la barre et peut-être l’enfournage de Dios dans le premier crocodile venu. Cette simple pensée l’emplit d’un plaisir défendu.
« Frères ! s’écria-t-il.
— Si je peux me permettre… fit la prêtresse de Sarduk.
— Et sœurs…
— Je te remercie.
— …réjouissons-nous ! » Les prêtres rassemblés observaient un silence total. Une démarche aussi hardie, ils n’y avaient encore jamais songé. Et Koomi, au vu de leurs visages levés vers lui, se sentit parcouru d’un frisson tel qu’il n’en avait jamais connu. Ils étaient malades de trouille et ils attendaient qu’il leur dise – oui, lui –, qu’il leur dise quoi faire.
« Oui-da ! reprit-il. Or donc, en vérité, l’heure des dieux…
— …et des déesses…
— …oui, et des déesses, est à portée de main. Euh… »
Et ensuite ? Qu’est-ce qu’il allait leur dire de faire, en fin de compte ? Puis il songea : aucune importance. Suffit d’avoir de l’assurance. Le vieux Dios les poussait toujours, il n’essayait jamais de les conduire. Sans lui, ils errent sans but comme des moutons.