« Et, chers frères – et chères sœurs, bien entendu –, nous devons nous demander… nous devons nous demander… nous, euh… oui. » Sa voix s’enfla encore d’une assurance nouvelle. « Oui, nous devons nous demander pourquoi les dieux sont à portée de main. Assurément, c’est parce que nous manquons de ferveur dans notre vénération, nous avons, euh… nous avons désiré des idoles. »
Les prêtres échangèrent des regards. Ah bon ? On s’y est pris comment, au fait ?
« Et, oui… et les sacrifices ? Il fut un temps où un sacrifice, c’était un sacrifice et non des tripotages avec une poule et des fleurs. »
Des quintes de toux s’élevèrent dans l’auditoire.
« Vous voulez parler des servantes, là ? hasarda un prêtre.
— Hum.
— Et aussi des jeunes novices, bien sûr », se reprit en hâte le prêtre. Sarduk était une des plus anciennes déesses dont les adoratrices s’adonnaient à des actes inavouables dans les bosquets sacrés ; de l’imaginer en balade dans la nature, du sang jusqu’aux coudes, les larmes lui vinrent aux yeux.
Le cœur de Koomi battait fort. « Ben quoi, pourquoi pas ? fit-il. Tout allait mieux en ce temps-là, non ?
— Mais, euh… je croyais qu’on avait arrêté ces trucs-là. Le déclin de la population et ainsi de suite. »
Il y eut un éclaboussement monstrueux dans le fleuve. Tzut, le dieu à tête de serpent du Haut-Jolh, fit surface et regarda gravement les prêtres rassemblés. Puis Fhez, le dieu à tête de crocodile du Bas-Jolh, émergea près de lui et tenta d’un coup de dents fougueux de lui arracher la tête. Tous deux plongèrent dans une pluie d’embruns et un petit raz-de-marée qui passa par-dessus le balcon.
« Ah, mais peut-être que justement la population a décliné parce qu’on a arrêté de sacrifier des vierges… des deux sexes, s’empressa d’ajouter Koomi. Est-ce que vous y avez déjà pensé ? »
Ils y pensèrent. Et ils y repensèrent.
« Je ne crois pas que le roi serait d’accord… fit prudemment un prêtre.
— Le roi ? cria Koomi. Où il est, le roi ? Montrez-moi le roi ! Demandez à Dios où il est, le roi ! »
Il y eut un choc sourd à ses pieds. Il baissa des yeux horrifiés tandis que le masque d’or rebondissait et roulait vers les prêtres. Ils s’égaillèrent en vitesse comme des quilles.
Dios pénétra à grands pas dans la lumière du soleil en litige, la figure grise de fureur.
« Le roi est mort », dit-il.
Koomi chancela sous la seule force de sa colère mais se reprit magnifiquement.
« Alors son successeur… commença-t-il.
— Il n’y a pas de successeur », le coupa Dios. Il leva la tête vers le ciel. Peu de gens peuvent contempler directement le soleil, mais sous le regard venimeux de Dios même l’astre du jour aurait bronché et se serait détourné. Les yeux de Dios visaient le long de son épouvantable nez comme une paire de télémètres.
« Venir ici comme s’ils étaient chez eux, dit-il à la cantonade. Comment osent-ils ? »
La bouche de Koomi s’ouvrit toute grande. Il voulut protester, mais un regard d’un kilowatt le réduisit au silence.
Il chercha un appui auprès du groupe des prêtres, lesquels étaient très occupés à s’examiner les ongles ou à fixer obstinément un point en l’air. Le message était clair. Qu’il se débrouille tout seul. Mais si par hasard il gagnait la bataille entre sa volonté et celle de Dios, on ne manquerait pas de l’entourer et de lui assurer qu’on l’avait toujours soutenu.
« Ils sont chez eux, quand même, marmonna-t-il.
— Quoi ?
— Ils, euh… ils sont bien chez eux, Dios », répéta Koomi. Il donna libre cours à son humeur. « Ce sont ces saletés de dieux, Dios !
— Ce sont nos dieux à nous, siffla le grand prêtre. Nous ne sommes pas leurs sujets. Ce sont mes dieux à moi, et ils vont apprendre à faire ce qu’on leur demande ! »
Koomi ne résista pas à l’assaut frontal. C’était impossible de soutenir ce regard de saphir, impossible de résister au nez en hache de guerre, et surtout personne n’avait la moindre chance d’entamer l’armure de vertu terrifiante de Dios.
« Mais… » parvint-il à articuler.
Dios le fit taire d’une main tremblante.
« Ils n’ont pas le droit ! dit-il. Je ne leur ai pas donné d’ordre ! Ils n’ont pas le droit !
— Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? » demanda Koomi.
Les mains de Dios s’ouvraient et se refermaient par à-coups.
Il se sentait comme un royaliste – un bon royaliste, du genre qui découpe les photos de tous les membres de la famille royale pour les coller dans un album, un royaliste qui ne supporte pas qu’on leur jette la pierre, ils font si bien leur travail sans pouvoir répondre aux critiques –, comme un royaliste, donc, qui verrait soudain la famille régnante débarquer dans son salon et se mettre à le réaménager. Il mourait d’envie de retourner à la nécropole, d’y retrouver la fraîcheur silencieuse au milieu de ses vieux amis et d’y faire un somme rapide après lequel il réfléchirait beaucoup plus clairement…
Le cœur de Koomi bondit dans sa poitrine. Le malaise de Dios dénotait une fissure dans laquelle, avec les précautions de rigueur, on pouvait enfoncer un coin. Mais pas question de se servir d’un marteau. De front, Dios était capable de mater le monde.
Le vieux prêtre tremblait encore. « Je ne me permets pas de leur dire comment mener leurs affaires dans le Ci-dessous, fit-il. Qu’ils s’abstiennent donc de me dire comment diriger mon royaume. »
Koomi mit sous le coude cette déclaration séditieuse en attendant de l’étudier de plus près et tapota doucement le dos du grand prêtre.
« Vous avez raison, évidemment. » Les yeux de Dios pivotèrent.
« Ah bon ? fit-il, l’air soupçonneux.
— J’en suis sûr, en tant que ministre du roi vous trouverez une solution. Vous avez notre soutien total, ô Dios. » Koomi agita une main en l’air en direction des prêtres qui approuvèrent de tout chœur. Quand on ne pouvait pas se fier aux rois ni aux dieux, on pouvait toujours compter sur Dios. Tous jusqu’au dernier, ils préféraient la colère aléatoire des dieux à une réprimande de Dios. Le grand prêtre leur inspirait une terreur on ne peut plus humaine et concrète dont aucune entité surnaturelle ne serait jamais capable. Dios allait arranger ça.
« Et nous refusons d’écouter les rumeurs farfelues qui courent sur la disparition du roi. Il s’agit sans nul doute d’exagérations ridicules sans le moindre fondement », ajouta Koomi.
Les prêtres opinèrent tandis que dans chacun de leurs cerveaux une toute petite rumeur déroulait sa queue.
« Quelles rumeurs ? fit Dios du coin de la bouche.
— Alors éclaire-nous, maître, sur la voie que nous devons maintenant suivre », conclut Koomi.
Dios vacilla.
Il ne savait que faire. Pour lui, c’était une expérience nouvelle. Un changement.
Tout ce qu’il trouva, et qui s’imposa à son esprit, ce fut les paroles du rituel de la Troisième Heure auquel il se livrait tous les jours au même instant depuis… depuis combien de temps ? Depuis longtemps, trop longtemps ! Et depuis longtemps aussi il aurait dû prendre un repos éternel, mais ce n’était jamais le bon moment, il n’y avait jamais personne de compétent, ils se seraient sentis perdus sans lui, le royaume se serait effondré, il aurait fait faux bond à tout le monde, alors il traversait le fleuve… Il jurait à chaque fois que c’était la dernière, mais il y en avait toujours une autre dès lors que le froid gagnait ses membres, et les décennies s’étaient… allongées. Et aujourd’hui, à l’heure où son royaume avait besoin de lui, les paroles d’un rituel s’inscrivaient toutes seules dans les circuits de son cerveau et gênaient toute tentative de réflexion.