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Mais la chose avait apparemment eu lieu et on l’avait laissé s’élever tout seul à coups d’essais et d’erreurs, à peine gêné et quelquefois plutôt égayé par un défilé de précepteurs. Ceux qu’engageait son père étaient les meilleurs, surtout les jours où il planait davantage qu’à l’ordinaire, et le temps d’un hiver mémorable il avait eu pour professeur un vieux braconnier d’ibis qui s’était aventuré dans les jardins royaux pour récupérer une flèche perdue.

Il avait vécu une période de fuites éperdues devant les soldats, de randonnées au clair de lune dans les rues mortes de la nécropole et, surtout, il avait découvert le lance-barque, une invention redoutable et compliquée capable, aux risques et périls de ses utilisateurs, de transformer tout un marécage de volatiles innocents en autant de pâtés flottants.

Il avait aussi eu accès à la bibliothèque, y compris aux rayonnages fermés à clé – le braconnier disposait d’autres talents qui lui garantissaient un emploi rémunéré par mauvais temps –, et il y avait passé maintes heures à étudier au calme ; il appréciait particulièrement le Palais aux volets clos, traduit du khalien par Un Gentilhomme, illustré de Planches coloriées à la main pour l’Amateur éclairé, Édition extrêmement limitée. L’ouvrage était déroutant mais instructif et, lorsqu’un jeune précepteur un peu efféminé engagé par les prêtres avait voulu l’initier à certaines techniques athlétiques en faveur chez les Pseudopolitains classiques, Teppic avait réfléchi un moment à la proposition avant d’envoyer l’autre au tapis d’un coup de portemanteau.

On n’avait pas éduqué Teppic. L’éducation s’était déposée sur lui comme des pellicules.

Il se mit à pleuvoir, dans le monde hors de sa tête. Encore une expérience nouvelle. Il en avait entendu parler, évidemment, comment l’eau tombait du ciel par petits bouts. Seulement, il ne s’attendait pas à ce qu’il y en ait autant. Il ne pleuvait jamais dans le Jolhimôme.

Les maîtres allaient et venaient parmi les jeunes garçons comme des merles mouillés un peu débraillés, mais il observait un groupe d’étudiants plus âgés nonchalamment adossés près du portique de l’école. Eux aussi portaient du noir, différentes couleurs de noir.

C’était son premier contact avec les couleurs tertiaires, celles qui se trouvent tout au bout du noir, celles qu’on obtient par diffraction du noir avec un prisme octogonal. Elles sont aussi presque impossibles à décrire dans un environnement non-magique, mais à qui voudrait comprendre à quoi elles ressemblent, on conseillerait d’abord de fumer une substance illicite et de bien étudier une aile d’étourneau.

Les anciens examinaient d’un œil critique la nouvelle fournée.

Teppic ne les quittait pas du regard. En dehors des couleurs, leurs vêtements étaient coupés à la mode dernier cri, laquelle penchait ces temps-ci pour les chapeaux larges, les épaules rembourrées, les tailles étroites, les chaussures pointues, et donnait à ses adeptes des allures de clous tirés à quatre épingles.

Voilà ce que je vais devenir, se dit-il.

Mais sûrement mieux habillé, ajouta-t-il.

Il se souvint de l’oncle Vyrt, assis dehors sur les marches qui dominaient le Jolh au cours d’une de ses brèves et mystérieuses visites. « Le satin et le cuir ne valent rien. Pas de bijoux, d’aucune sorte. Tu ne peux rien porter qui brille, qui grince ni qui tinte. Tiens-t’en à la soie et au velours. L’important, ce n’est pas le nombre de gens que tu vas inhumer, mais le nombre de ceux qui n’arriveront pas à t’inhumer, toi. »

* * *

Il s’était déplacé à une vitesse imprudente sur les toits ; cette vitesse pouvait maintenant lui servir. Alors qu’il décrivait une orbe au-dessus de la ruelle, il se contorsionna dans le vide, lança les bras en un mouvement désespéré et sentit ses doigts frôler un rebord du bâtiment d’en face. C’était suffisant comme point de pivot ; il se rabattit selon un arc de cercle, percuta les briques croulantes avec une force qui coupa le peu de souffle qui lui restait et glissa le long du mur à pic…

* * *

« Petit ! »

Teppic leva les yeux. Un assassin supérieur se tenait près de lui, une écharpe violette d’enseignant par-dessus ses robes. Le premier assassin qu’il rencontrait, en dehors de Vyrt. L’homme était plutôt sympathique. On se l’imaginait bien en train de faire des saucisses.

« C’est à moi que vous parlez ? répondit-il.

— Tu es prié de te lever quand tu t’adresses à un maître, fit la face rose.

— Ah bon ? » Teppic était fasciné. Il se demandait comment chose pareille était possible. La discipline n’avait jusqu’à présent jamais joué un rôle important dans sa vie. La plupart de ses précepteurs avaient été suffisamment déroutés par la vue du roi parfois perché au sommet d’une porte pour bâcler ce genre de leçons et courir se barricader dans leurs chambres.

« Ah bon, monsieur », corrigea le professeur. Il consulta la liste qu’il tenait à la main.

« Tu t’appelles comment, petit ? poursuivit-il.

— Prince Pteppic du Vieux Royaume, le royaume du Soleil, répondit tranquillement Teppic. Je me rends compte que vous ignorez l’étiquette, mais vous ne devriez pas m’appeler monsieur ni me tutoyer, et toucher le sol du front quand vous vous adressez à moi.

— Pateppic, c’est ça ? fit le maître.

— Non. Pteppic.

— Ah. Teppic », dit le maître qui cocha un nom sur sa liste. Il gratifia Teppic d’un sourire généreux.

« Bon, eh bien, Votre Altesse, je suis Grunworth Nivor, votre responsable de « maison ». Vous êtes à la maison de la Vipère. Je sais pertinemment qu’il existe au moins onze royaumes du Soleil sur le Disque, alors avant la fin de la semaine vous me présenterez une courte dissertation détaillée sur leur situation géographique, leur capitale, le siège de leur gouvernement et sur la meilleure manière d’accéder à la chambre à coucher du chef d’État de votre choix. Par ailleurs, il n’existe qu’une seule maison de la Vipère dans le monde. Bien le bonjour, petit. »

Il tourna les talons pour se diriger vers un autre élève tassé sur lui-même.

« Ce n’est pas le mauvais bougre, fit une voix derrière Teppic. N’importe comment, tu trouveras tous les renseignements à la bibliothèque. Je te montrerai, si tu veux. Je m’appelle Chidder. »

Teppic se retourna. Celui qui venait de parler était un garçon d’à peu près son âge et sa taille, dont la tenue noire – du noir ordinaire pour les premières années – avait l’air clouée sur lui par petits bouts. Il tendait une main à laquelle Teppic jeta un coup d’œil poli.

« Oui ? fit-il.

— C’est quoi, ton nom, p’tit mec ? »

Teppic se redressa. Il commençait à en avoir assez de ce traitement. « P’tit mec ? Sachez que le sang des pharaons coule dans mes veines ! »

L’autre garçon le dévisagea, nullement intimidé, la tête penchée de côté, un léger sourire aux lèvres.

« T’aimerais qu’il y reste ? » fît-il.

* * *

La boulangerie se trouvait dans la ruelle, et quelques membres du personnel étaient sortis dans le semblant de fraîcheur qui précédait l’aube pour en griller une petite et se soustraire un instant à la chaleur insupportable des fours. Leur bavardage montait en spirales jusqu’à Teppic qui s’agrippait tout là-haut dans l’ombre à un rebord de fenêtre fort à propos, tandis que ses pieds raclaient les briques en quête d’un appui.