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« Euh… » fit-il.

* * *

Sale-Bête mâchait allègrement. Teppic l’avait attaché trop près d’un olivier qui, du coup, essuyait un élagage en règle. De temps en temps le chameau s’arrêtait, jetait un coup d’œil en l’air aux mouettes qui tournoyaient partout au-dessus de la cité d’Ephèbe et les arrosait d’une salve brève mais mortelle de noyaux d’olives.

Il remâchait en outre dans sa tête un nouveau concept intéressant en physique thau-dimensionnelle qui unifiait le temps, l’espace, le magnétisme, la gravité et, pour une raison inconnue, les brocolis. De temps en temps il produisait des bruits comme de lointaines explosions de carrière, preuve que tous ses estomacs fonctionnaient à la perfection.

Assise sous l’arbre, Ptorothée donnait à manger des feuilles de vigne à la tortue.

La chaleur grésillait sur les murs blancs de la taverne, mais, songea Teppic, quelle différence avec le Vieux Royaume ! Dans son pays, même la chaleur était vieille ; l’air y avait une odeur de moisi, il manquait de vie, il oppressait comme un étau, il sentait les siècles bouillis. Ici, la brise marine l’allégeait. Les cristaux de sel le relevaient. Il charriait des arômes toniques de vin ; davantage que des arômes, d’ailleurs, parce que Xénon en était déjà à sa deuxième amphore. C’était le genre de coin où la nature se retroussait les manches pour donner le meilleur d’elle-même.

« Mais je ne comprends toujours pas votre histoire de tortue », dit-il avec une certaine difficulté. Il venait de goûter à sa première gorgée de vin d’Ephèbe qui lui avait comme verni le fond de la gorge.

« C’très simple, attaqua Xénon. Té, suppose que ce noyau d’olive, il soye la flèche et… – il chercha au hasard autour de lui – et cette mouette assommée la tortue, d’accord ? Bon, quand tu la tires, la flèche, elle va d’ici à la moue… à la tortue, d’accord ?

— Oui, je crois, mais…

— Mais, à ce moment-là, la moue… la tortue, elle est un peu plus loin, non ? D’accord ?

— Oui, je crois », fut forcé de reconnaître Teppic. Xénon lui lança un regard de triomphe.

« Donc, la flèche doit parcourir une distance supplémentaire, hé, forcément, jusqu’au point où se trouve la tortue. Pendant ce temps, la tortue, elle a vol… progressé, pas beaucoup, je te l’accorde, mais ça suffit. Pas vrai ? Donc, la flèche doit continuer encore un peu plus loin, mais en réalité, au moment où elle arrive là où la tortue se trouve maintenant, la tortue n’y est plus. Donc, si la tortue continue d’avancer, la flèche ne l’atteindra jamais. Elle s’en rapprochera de plus en plus mais elle ne l’atteindra jamais. C.Q.F.D.

— Vous avez raison, alors ? demanda machinalement Teppic.

— Nan, fit Ibid d’un ton glacial. Une dizaine de brochettes de tortues sont là pour prouver qu’il a tort. L’ennui avec mon collègue, c’est qu’il ne connaît pas la différence entre un postulat et une métaphore de l’existence humaine. Ou un trou dans la terre.

— Hier, la flèche ne l’a pas rejointe, rétorqua sèchement Xénon.

— Oui, j’étais là. Tu as à peine bandé l’arc. Je t’ai vu. »

Ils recommencèrent à se chamailler.

Teppic contempla le vin dans sa chope. Ces hommes sont des philosophes, songea-t-il. Ils le lui avaient dit. Ils devaient donc avoir des cerveaux assez vastes pour contenir des idées sur lesquelles personne ne s’arrêterait plus de cinq secondes. Sur le chemin de la taverne Xénon lui avait expliqué, par exemple, pourquoi il était logiquement impossible de tomber d’un arbre.

Teppic avait raconté la disparition du Royaume, sans révéler toutefois le poste qu’il y occupait. Il manquait d’expérience dans ce domaine, mais il avait la nette impression que les rois dépossédés de leur royaume risquaient d’être mal vus dans les pays voisins. Il en avait connu deux ou trois dans ce cas à Ankh-Morpork, des souverains détrônés qui avaient fui leur pays soudain insalubre pour le sein accueillant d’Ankh en n’emportant rien d’autre que les vêtements qu’ils avaient sur le dos et quelques charretées de joyaux. La cité, bien entendu, acceptait tous ceux – sans distinction de race, de couleur, de rang ni de confession – qui avaient de l’argent à jeter par les fenêtres, mais l’inhumation de monarques en excédent représentait tout de même une source régulière de travail pour la Guilde des Assassins. Il se trouvait toujours quelqu’un dans leur royaume désireux de s’assurer que les monarques déposés ne remontent pas sur le trône. La règle générale était : un jour prince héritier, le lendemain prince qu’on sort ; ou mieux : dauphin aujourd’hui, défunt demain.

« Je crois qu’il s’est fait prendre dans la géométrie, dit-il avec espoir. Il paraît que vous êtes très bons en géométrie dans votre pays. Vous pouvez peut-être me dire comment revenir.

— Bé, la géométrie, ce n’est pas mon fort, dit Ibid. Comme tu le sais sûrement.

— Pardon ?

— Tu n’as pas lu mes Principes d’un gouvernement idéal ?

— Je crains que non.

— Ni mon Discours sur l’inéluctabilité historique ?

— Non. »

Ibid eut l’air déconfit. « Oh, fit-il.

— Ibid est une autorité reconnue en tout, déclara Xénon. Sauf en géométrie. Et en décoration d’intérieur. Et aussi en logique élémentaire. » Ibid lui lança un regard noir.

« Et vous, alors ? » demanda Teppic.

Xénon vida sa chope jusqu’à la dernière goutte. « J’suis davantage dans les tests de résistance des axiomes, dit-il. Le collègue qu’il te faut, c’est Phtagonal. Un gars qu’a l’esprit très aigu et qui verra ton problème sous le bon angle. »

Il fut interrompu par un martèlement de sabots. Des cavaliers passaient devant la taverne à bride abattue pour monter les rues pavées et tortueuses de la ville. Ils avaient l’air tout excités.

Ibid retira une mouette étourdie de son vin et la posa sur la table. Il avait la mine songeuse.

« Si le Vieux Royaume a vraiment disparu… commença-t-il.

— Il a vraiment disparu, oui, fit Teppic d’un ton ferme. C’est difficile de se tromper sur une chose pareille, quand même.

— Alors ça veut dire que notre frontière est concourante avec celle de Tsort, dit-il d’un ton solennel.

— Pardon ?

— Il n’y a plus rien entre nous, expliqua le philosophe. Oh, boudie. Ça veut dire qu’on va être forcés de faire la guerre.

— Pourquoi ? »

Ibid ouvrit la bouche, s’arrêta et se tourna vers Xénon.

« Pourquoi forcés de faire la guerre ?

— Impératif historique, répondit Xénon.

— Ah, oui. Je savais que c’était quelque chose dans le genre. On ne peut pas y échapper, j’en ai peur. C’est désolant, mais c’est comme ça. »

Un autre martèlement de sabots retentit et un autre groupe de cavaliers déboucha à l’angle de la rue ; cette fois ils se dirigeaient vers le pied de la colline. Ils portaient les hauts casques à plumet des soldats éphébiens et poussaient des cris enthousiastes.

Ibid s’installa plus confortablement sur le banc et joignit les mains.

« Les hommes du tyran, dit-il alors que la troupe franchissait au galop les portes de la ville pour s’enfoncer dans le désert. Il les envoie vérifier, peuchère. »

Teppic connaissait évidemment l’inimitié qui opposait Ephèbe à Tsort. Le Vieux Royaume en avait largement profité, en assurant aux marchands des deux bords un petit coin discret où traiter leurs affaires. Il tambourina des doigts sur la table.