Il se tut, content de lui.
« Un beau combat », marmonna-t-il avant de sombrer dans le sommeil, un léger sourire aux lèvres.
Teppic prit conscience qu’il avait la bouche grande ouverte. Il la referma. Autour de la table, plusieurs convives s’essuyaient les yeux.
« Magique, fit Xénon, tout bonnement magique. Chaque mot est un gland sur le baldaquin du temps.
— Cette façon qu’il a de se rappeler le moindre petit détail. Une précision qu’on a peine à croire », murmura Ibid.
Teppic parcourut la tablée du regard, puis donna un léger coup de coude à Xénon, son voisin. « Qui sont-ils, tous ces gens ? demanda-t-il.
— Hé bé… Ibid, tu connais déjà. Et Copolymère. Là-bas, c’est Iésope, le plus grand fabuliste du monde. Et lui, c’est Antiphone, le plus grand auteur de comédies du monde.
— Il est où, Phtagonal ? » voulut savoir Teppic. Xénon pointa le doigt vers l’autre bout de la table, où un convive à l’air triste et qui buvait sec essayait de déterminer l’angle entre deux petits pains. « Je te présenterai tout à l’heure », dit-il.
Teppic fit le tour des crânes chauves et des longues barbes blanches, apparemment les signes distinctifs de la fonction. Le crâne chauve et la barbe blanche semblaient indiquer que tout ce qui se situait entre les deux débordait de sagesse. La seule exception, c’était Antiphone qui avait l’air sculpté dans du saindoux.
Ce sont de grands esprits, se dit-il. Des hommes qui cherchent à comprendre comment s’agence le monde, non par la magie ni par la religion, mais qui glissent le cerveau dans les fissures qu’ils trouvent et qui essayent de les écarter en faisant levier.
Ibid tapa sur la table pour réclamer le silence.
« Le tyran appelle à la guerre contre Tsort, dit-il. Alors, réfléchissons au rôle de la guerre dans la république idéale. Il nous faudrait…
— Excuse-moi, tu pourrais me passer le céleri ? demanda Iésope. Merci.
— …la république idéale, je disais, fondée sur les lois essentielles qui régissent…
— Et le sel. Tu l’as près de ton coude.
— …les lois essentielles, donc, qui régissent tous les hommes. Ceci dit, il est vrai, sans le moindre doute, que la guerre… Tu ne pourrais pas arrêter ça, s’il te plaît ?
— C’est le céleri, fit Iésope en croquant de bon cœur. On ne peut pas faire autrement avec le céleri. »
Xénon jeta un regard méfiant sur ce qu’il avait au bout de sa fourchette.
« Dites, c’est du calmar, ça, fit-il. Té, je n’ai pas demandé de calmar, moi. Qui c’est qui a commandé du calmar ?
— …sans le moindre doute, répéta Ibid en élevant la voix, sans le moindre doute, je vous le dis…
— Je crois que ça, c’est le couscous à l’agneau, fit Antiphone.
— C’est à toi, le calmar ?
— J’ai commandé une marida et des dolmades.
— C’est moi qui ai commandé l’agneau. Tu veux bien me le passer ?
— Je ne me souviens pas qu’on ait réclamé tout ce pain à l’ail, dit Xénon.
— Écoutez, certains d’entre nous s’évertuent à mettre sur pied un concept philosophique, railla Ibid. Surtout, on ne vous dérange pas, j’espère ? »
Quelqu’un lui lança un bout de pain.
Teppic regarda ce qu’il avait, lui, sur sa fourchette. Les fruits de mer étaient inconnus dans le Royaume, et ce qu’il examinait avait trop de valvules et de ventouses pour le rassurer. Il souleva une feuille de vigne bouillie avec une extrême prudence et fut certain de voir quelque chose détaler derrière une olive.
Ah. Encore un détail à se rappeler. Les Éphébiens faisaient du vin à partir de tout ce qu’ils pouvaient mettre dans un seau et mangeaient tout ce qui ne pouvait pas en sortir.
Il poussa de-ci de-là les morceaux dans son assiette. Certains résistèrent.
Et les philosophes qui ne s’écoutent pas entre eux. Et qui sortent sans arrêt du sujet. C’est sans doute ça, la mocracie en action.
Un petit pain rebondit devant lui. Oh, mais c’est qu’ils s’excitent drôlement.
Il remarqua un petit homme tout maigre assis en face qui mâchait d’un air compassé un tentacule anonyme. En dehors de Phtagonal le géomètre, qui calculait à présent mélancoliquement le rayon de son assiette, c’était le seul à ne pas exprimer sa pensée à pleins poumons. De temps en temps il prenait de petites notes sur un bout de parchemin qu’il glissait ensuite dans sa toge.
Teppic se pencha. Plus loin à la table, encouragé par les noyaux d’olives et les pains qui volaient régulièrement, Iésope se lança dans une longue fable à propos d’un renard, d’une dinde, d’une oie et d’un loup qui pariaient à qui resterait le plus longtemps sous l’eau avec de gros poids attachés aux pieds.
« Excusez-moi, fit Teppic qui dut hausser la voix par-dessus le tumulte. Vous êtes qui, vous ? »
Le petit bonhomme lui lança un regard timide. Il avait de très grandes oreilles. Sous un certain éclairage, on aurait pu le prendre pour un cruchon tout en long.
« Je suis Endos, dit-il.
— Pourquoi vous ne philosophez pas ? »
Endos découpa un mollusque étrange.
« Bé, je ne suis pas philosophe, dit-il.
— Alors, un auteur comique, quelque chose comme ça ?
— Non plus, je le crains. Je suis auditeur. Endos l’Auditeur, c’est sous ce nom qu’on me connaît.
— C’est fascinant, dit machinalement Teppic. Ça consiste en quoi ?
— Té, à écouter.
— À écouter, c’est tout ?
— C’est pour ça qu’on me paye. Des fois je hoche la tête. Ou je souris. Ou alors je hoche la tête et je souris en même temps. Pour encourager ceux que j’écoute, tu comprends. Ils aiment bien ça. »
Teppic sentit qu’on requérait de lui un commentaire à ce stade de la discussion. « Boudie », fit-il.
L’homme le gratifia d’un hochement de tête encourageant et d’un sourire qui donnait à penser qu’il n’existait pour lui à cet instant rien au monde de plus foncièrement captivant que d’écouter la conversation de Teppic. Ça tenait à ses oreilles. D’immenses trous noirs auriculaires qui imploraient qu’on les comble de mots. Teppic se sentit une envie irrésistible de tout lui raconter sur sa vie, ses espoirs, ses rêves…
« J’imagine, dit-il, qu’on vous paye très cher. »