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— Ils sont tous complètement fous, non ? fit Teppic d’une voix lasse.

— C’est extrêmement intéressant, dit Endos. Continue. » Il plongea une main timide dans sa toge et ramena un bout de parchemin qu’il poussa doucement vers Teppic.

« C’est quoi ?

— Hé bé, ma facture. Cinq minutes d’audition attentive. La plupart de mes clients reçoivent des relevés mensuels, mais j’ai cru comprendre que tu partais demain matin ? »

Teppic abandonna. Il s’éloigna à pas lents de la table et passa dans la fraîcheur du jardin qui entourait la citadelle d’Ephèbe. Des statues en marbre blanc d’anciens Éphébiens s’acquittant d’exploits héroïques sans le moindre vêtement dépassaient dans la verdure, auxquelles se mêlaient ici et là des représentations de divinités. On avait du mal à les différencier des autres. Teppic n’ignorait pas que Dios jugeait sévèrement les Éphébiens dont les dieux avaient la même apparence que les hommes. Si les dieux ressemblent à tout le monde, disait-il, les fidèles ne savent plus quelle attitude prendre envers eux.

Teppic, lui, trouvait l’idée plutôt bonne. Selon la légende, les dieux éphébiens vivaient tout comme les humains, sauf qu’ils se servaient de leurs attributs divins pour réaliser ce que les humains n’avaient pas le courage de faire. L’un des coups favoris des dieux en question, se souvint Teppic, c’était de se changer en animal pour gagner les faveurs des Ephébiennes de haut rang. L’un d’eux s’était même soi-disant changé en pluie d’or pour conquérir sa belle. Il y avait de quoi se poser des questions piquantes sur l’ordinaire de la vie nocturne dans la cité raffinée d’Ephèbe.

Il trouva Ptorothée assise sous un peuplier ; elle nourrissait la tortue. Il jeta un regard méfiant à la bestiole, au cas où il s’agirait d’un dieu qui voudrait faire le malin. Elle n’avait pas l’air d’un dieu. Ou alors, c’était un comédien consommé.

La jeune femme lui donnait à manger une feuille de laitue.

« Mignonne petite ptortue, dit-elle, puis elle leva les yeux. Oh, c’est vous, fit-elle sèchement.

— Vous n’avez pas raté grand-chose, dit Teppic en se laissant tomber sur l’herbe. Une vraie bande de cinglés. Quand je suis parti, ils cassaient les assiettes.

— C’est ptraditionnel à la fin des repas éphébiens. »

Teppic réfléchit. « Pourquoi pas avant ? demanda-t-il.

— Et ensuite ils vont sans doute danser au son du bourzuki, ajouta Ptorothée. Je crois que c’est une espèce de chien. »

Teppic s’assit, la tête dans les mains.

« Je dois dire que vous parlez bien l’éphébien.

— Merci. C’est ptrès gentil.

— Une petite trace d’accent, tout de même.

— Les langues, ça fait partie du ptravail. Et ma grand-mère disait qu’une ptrace d’accent étranger, c’est plus fascinant.

— On apprenait ça, nous aussi. Un assassin doit toujours rester légèrement étranger, où qu’il se trouve. Moi, de ce côté-là, je suis drôlement bon », ajouta Teppic d’un ton amer.

Elle entreprit de lui masser le cou.

« Je suis descendue au port, dit-elle. J’ai vu de ces choses comme des gros radeaux, vous savez, des chameaux des mers…

— Des vaisseaux, fit Teppic.

— Et ils vont partout. On peut aller où on veut, dormir où on veut. Le monde nous ptend les draps. »

Teppic lui parla de la théorie de Phtagonal. Elle n’eut pas l’air surprise.

« Comme une vieille mare où n’entre aucune eau fraîche, observa-t-elle. Ptout le monde va et vient dans la même vieille flaque. Ptout le ptemps qu’on vit a déjà été vécu. Ça doit ressembler à une eau de bain où d’autres se sont lavés.

— Je vais y retourner. »

Les doigts experts de la jeune femme cessèrent de lui pétrir les muscles.

« On pourrait aller n’importe où, répéta-t-elle. On a chacun un métier, on pourrait vendre le chameau. Vous pourriez me montrer la ville d’Ankh-Morpork. Elle m’a l’air intéressante. »

Teppic se demanda quel effet Ankh-Morpork aurait sur Ptorothée. Ensuite il se demanda quel effet la jeune femme aurait sur la ville. Elle était indiscutablement… en plein épanouissement. Dans le Vieux Royaume, elle n’avait apparemment jamais eu d’autre idée personnelle que le choix de la prochaine grappe à peler, mais depuis son départ, elle avait l’air différente. Son menton était le même, toujours petit et, il devait le reconnaître, tout à fait charmant. Mais, pour une quelconque raison, on le remarquait davantage. Avant, elle baissait les yeux pour s’adresser à lui. Elle regardait encore ailleurs en lui parlant, mais c’était désormais parce qu’elle pensait à autre chose.

Il s’aperçut qu’il tenait à lui rappeler, discrètement, poliment, sans insister le moins du monde, qu’il était roi. Mais il sentit qu’elle prétendrait n’avoir pas entendu – pourriez-vous répéter s’il vous plaît ? – et que si elle le regardait il n’y arriverait pas.

« Allez-y si vous voulez, dit-il. Vous vous débrouillerez sans peine. Je peux vous donner des noms et des adresses.

— Et vous, alors ?

— J’ai peur de ce qui se passe au pays, dit Teppic. Je dois tenter quelque chose.

— C’est impossible. À quoi bon ? Même si vous ne voulez pas faire l’assassin, il reste des ptas de métiers à votre disposition. D’ailleurs, vous l’avez dit, d’après le philosophe on ne peut plus retourner là-bas. Je déteste les pyramides.

— Il y a sûrement des gens qui vous sont chers ? »

Ptorothée haussa les épaules. « S’ils sont morts, je n’y peux rien. Et s’ils sont vivants, je n’y peux rien non plus. Alors… »

Teppic la considéra avec une espèce d’admiration horrifiée. C’était un résumé parfait de la situation. Lui ne pouvait pas se résoudre à raisonner comme ça. Son corps était parti sept ans, mais son sang coulait dans le Royaume depuis mille fois plus longtemps. Bien sûr, il avait voulu s’en échapper, mais ce n’était pas pareil. Le Royaume aurait toujours été là. Quand bien même il n’y serait pas retourné de toute sa vie, le Royaume aurait toujours fait office d’une sorte d’ancre.

« Ça me rend tellement malade, dit-il. Je regrette. Voilà tout. Y retourner ne serait-ce que cinq minutes, juste pour dire, ben… que je ne reviens pas. Ça suffirait. C’est sûrement de ma faute.

— Mais il n’y a pas moyen d’y retourner ! Vous allez ptraîner votre misère comme ces rois détrônés dont vous m’avez parlé. Vous savez, ceux avec des capes râpées et qui mendient ptoujours pour manger avec beaucoup de distinction. Il n’y a rien de plus inutile qu’un roi sans royaume, vous avez dit. Réfléchissez-y. »

Ils déambulèrent dans le soleil couchant par les artères de la cité, en direction du port. Toutes les rues de la ville menaient au port.

On installait justement une torche dans le phare, l’une des Sept Merveilles au Moins du Monde, construit par Phtagonal selon la Règle d’Or et les Cinq Principes Esthétiques. Malheureusement on l’avait édifié à un mauvais emplacement, afin qu’il ne gâche pas la vue du port, mais les marins s’accordaient à dire que c’était un beau phare et que ça leur donnait de quoi s’occuper les yeux le temps qu’on les dégage des rochers.

En bas, le port grouillait de bateaux. Teppic et Ptorothée se faufilèrent entre des cageots et des ballots avant d’atteindre la longue jetée incurvée qui séparait les eaux calmes des vagues agitées de l’océan. Au-dessus, le phare brillait et lançait ses feux.

Ces bateaux-là devaient aller dans des pays dont il avait à peine entendu parler, il le savait. Les Éphébiens étaient de grands commerçants. Il pouvait revenir à Ankh, mettre à profit son diplôme, et alors le monde s’offrirait à lui, lui ouvrirait ses draps, et s’il le fallait il ne manquerait pas de couteaux pour les ouvrir.