Teppic apprit quelque chose : quelques bandes de gaze et métrages de soie peuvent parfaitement rendre encore plus désirables les femmes qui s’en recouvrent complètement du cou jusqu’aux chevilles. Elle tourna sur elle-même, à titre d’essai.
« Il y en a plein d’autres pareilles là-dedans. C’est comme ça que s’habillent les femmes d’Ankh-Morpork ? On a l’impression de porter une maison. Vous parlez d’une suée qu’on attrape là-dessous.
— Écoutez, pour Chidder… fit Teppic sans plus attendre. Je veux dire, c’est un chic type et tout, mais…
— Il est très gentil, ça oui, reconnut-elle.
— Bon. Oui. D’accord, admit Teppic, au désespoir. C’est un vieux copain.
— C’est bien, ça. »
Un membre d’équipage se matérialisa au bout du couloir et les fit entrer avec force courbettes dans la grande cabine ; son allure de vieux serviteur pâtissait quand même de l’entrelacs de cicatrices qui lui couvrait la tête et des quelques tatouages auprès desquels les illustrations du Palais aux volets clos ressemblaient à des schémas d’étagères à monter soi-même. Ce qu’il arrivait à en faire rien qu’en bandant ses biceps avait de quoi tenir des heures durant de pleines tavernes du port en haleine, et il ne se doutait pas qu’il allait vivre dans quelques minutes seulement le pire moment de son existence.
« Ça, ça fait plaisir », déclara Chidder en versant du vin. Il fit un signe de tête au tatoué. « Tu peux servir la soupe, Alfonz, ajouta-t-il.
— Dis, Chiddy, tu n’es pas un pirate, quand même ? demanda Teppic, très inquiet.
— C’est ça qui te tracasse ? » Chidder se fendit de son sourire nonchalant.
Ce n’était pas le seul tracas de Teppic, mais celui qui avait manœuvré pour se placer en pôle position. Il opina.
« Non, on n’est pas des pirates. C’est juste qu’on préfère, euh… éviter autant que possible la paperasserie. Tu comprends ? Ça nous embête de laisser aux gens tout le souci de connaître nos activités.
— Oui, mais tous ces vêtements…
— Ah. On s’est fait pas mal de fois attaquer par des pirates. C’est pour ça que Père a voulu construire l’Anonyme. Ça les surprend toujours. Et ça reste parfaitement moral. On récupère leur bateau, leur butin, et s’il y a des prisonniers, on les sauve et on leur offre de les ramener chez eux à des tarifs compétitifs.
— Vous en faites quoi, des pirates ? »
Chidder lança un regard du côté d’Alfonz.
« Ça dépend des perspectives d’emploi, répondit-il. Père dit toujours qu’il faut tendre la main à celui qui traverse une mauvaise passe. Sous certaines conditions, bien sûr. C’est comment, le boulot de roi ? »
Teppic lui raconta. Chidder écouta avec grande attention en faisant tourner le vin dans son verre.
« Alors c’est ça, fit-il enfin. On a entendu dire qu’il allait y avoir une guerre. C’est pour ça qu’on prend la mer avant le lever du jour.
— Je te comprends.
— Non, je veux dire pour mettre en place les échanges commerciaux. Avec les deux bords, naturellement, parce qu’il faut rester strictement impartial. Les armes qu’on fabrique sur ce continent sont franchement révoltantes. Carrément dangereuses. Tu devrais venir avec nous, toi aussi. Tu es quelqu’un d’important.
— Je ne me suis jamais senti aussi peu important qu’en ce moment », dit Teppic d’un air abattu.
Chidder le regarda avec étonnement.
« Tu es roi, tout de même ! fit-il.
— Ben, oui, mais…
— D’un pays qui, techniquement, existe toujours, mais n’est pas vraiment accessible aux simples mortels ?
— Hélas.
— Et tu peux promulguer des lois sur… disons, la monnaie et les taxes, oui ?
— Je pense, mais…
— Et tu ne te trouves pas important ? Bon sang, Tep, nos comptables pourraient sûrement imaginer une quinzaine de moyens différents de… Tiens, j’ai les mains moites rien que d’y penser. Père demandera sans doute qu’on déménage nos bureaux là-bas, dans un premier temps.
— Chidder, je t’ai expliqué. Tu es au courant. Personne ne peut y retourner.
— Ça ne fait rien.
— Ça ne fait rien ?
— Non, parce qu’on installera notre principale succursale à Ankh et qu’on payera nos taxes là où se trouve ton pays. On a juste besoin d’une adresse officielle dans… je ne sais pas, moi, l’avenue des Pyramides, n’importe quoi. Suis mon conseil et ne cède sur rien tant que Père ne t’aura pas donné un siège au conseil. Tu es de sang royal, de toute façon, ça impressionne toujours… »
Chidder continua son bavardage. Teppic sentit la chaleur monter dans ses vêtements.
Alors c’est comme ça. On perd son royaume, il prend davantage de valeur parce qu’il devient un paradis fiscal, on prend un siège au conseil, quoi que ça veuille dire, et le tour est joué.
Ptorothée désamorça la situation en agrippant le bras d’Alfonz au moment où il servait le faisan.
« Le congrès du Chien Affectueux et des Deux Petits Biscuits ! s’exclama-t-elle en examinant le tatouage compliqué. On ne voit plus guère ça de nos jours. C’est drôlement bien exécuté ! On distingue même le yaourt. »
Alfonz se figea, puis il s’empourpra. Le rouge qui envahissait la grosse tête balafrée rappelait un lever de soleil sur une chaîne de montagnes.
« Vous avez quoi, sur l’autre bras ? »
Alfonz, dont l’allure donnait à penser qu’il avait été bélier dans un précédent emploi, marmonna quelque chose et, tout timide, lui montra l’autre avant-bras.
« C’pas vraiment pour les dames », chuchota-t-il.
Ptorothée écarta les poils drus comme un explorateur enthousiaste tandis que Chidder la fixait, bouche bée.
« Oh, je la connais, celle-là, laissa-t-elle tomber comme un couperet. C’est tiré des 130 jours de Pseudopolis. C’est physiquement impossible. » Elle lâcha le bras et revint à son repas. Au bout d’un moment, elle leva les yeux sur Teppic et Chidder.
« Ne vous occupez pas de moi, lança-t-elle. Continuez.
— Alfonz, va passer une chemise correcte, s’il te plaît », ordonna Chidder d’une voix rauque.
Alfonz se retira à reculons sans quitter son bras du regard.
« Hum. Qu’est-ce que je… euh… disais ? fit Chidder. Pardon. Perdu le fil. Hum. Encore un peu de vin, Tep ? »
Non seulement Ptorothée coupait le fil des idées, mais elle le court-circuitait, faisait disjoncter le compteur et sauter la centrale qui l’alimentait. Aussi le dîner se passa-t-il en pâté de bœuf, pêches fraîches, oursins confits et bavardages décousus sur le bon vieux temps à la Guilde. Un bon vieux temps qui datait de trois mois. Ça paraissait toute une vie. Trois mois dans le Vieux Royaume, c’était effectivement toute une vie.
Au bout d’un moment Ptorothée bâilla et regagna sa cabine, laissant les deux amis seuls en compagnie d’une nouvelle bouteille de vin. Chidder la regarda partir dans un silence à la fois respectueux et intimidé.
« Il y en a beaucoup d’autres dans son genre chez toi ? demanda-t-il.
— Je ne sais pas, admit Teppic. Possible. D’habitude elles restent allongées un peu partout à peler du raisin ou agiter des éventails.
— Elle est incroyable. Elle va faire un malheur à Ankh, tu sais. Avec une silhouette pareille et le tempérament qu’elle… – il hésita – Est-ce qu’elle… ? Je veux dire, elle et toi, vous… ?
— Non, fit Teppic.
— Elle est très séduisante.