Kaloteh retira un grain de figue d’entre deux chicots noircis ; vu qu’ils se trouvaient dans sa bouche, ce devaient être ses dents. Puis il cracha.
« C’est toi que ça regarde », dit-il avant de disparaître.
Teppic marcha dans la nécropole ; les pyramides dessinaient une ligne en dents de scie dans la nuit. Le ciel était le corps courbé d’une femme, et les dieux se dressaient ici et là sur l’horizon. Ils ne ressemblaient pas aux dieux qu’on peignait sur les murs depuis des millénaires. Ils avaient l’air pires. Plus vieux que le Temps. Après tout, les dieux ne se mêlent presque jamais des affaires des hommes. Mais d’autres s’en chargent, c’est bien connu.
« Qu’est-ce que je peux faire ? Je ne suis qu’humain », dit-il tout haut.
Quelqu’un répliqua : Pas complètement.
Teppic se réveilla au milieu des piaillements des mouettes.
Alfonz, en chemise à manches longues et l’air décidé à ne plus jamais la retirer, aidait plusieurs hommes à larguer une voile de l’Anonyme. Il baissa le regard sur Teppic dans son lit de cordages et lui fit un signe de tête.
Le bateau avançait. Teppic s’assit et vit le quai d’Ephèbe s’éloigner doucement, silencieusement, dans la lumière grise du petit matin.
Il se mit tant bien que mal debout, gémit, s’étreignit le crâne, prit son élan et plongea par-dessus bord.
Hémé Krona, propriétaire de l’écurie Chamoccase, fit lentement le tour de Sale-Bête en fredonnant. Il examina les genoux de l’animal. Il donna un coup de pied, pour voir, dans une des pattes. D’un mouvement vif qui prit Sale-Bête complètement par surprise, il lui ouvrit d’un coup sec la gueule pour observer de près ses grandes dents jaunes puis s’écarta d’un bond.
Il ramena une planche de bois d’un tas dans un angle, trempa un pinceau dans un pot de peinture noire et, après un moment de réflexion, écrivit soigneusement : PREMIÈRE MAIN.
Il réfléchit encore un peu et ajouta : PEU DE KILOMAITRE.
Il peignait BON COURREUR lorsque Teppic entra en titubant et s’appuya, hors d’haleine, à l’encadrement de la porte. Des flaques d’eau se formèrent à ses pieds.
« Je viens pour mon chameau », dit-il.
Krona soupira.
« Hier soir, vous m’avez dit que vous repassiez dans une heure. Vous me devez une journée entière de pension, d’accord ? En plus je lui ai fait un nettoyage, j’ai vérifié les pieds, la révision complète ; il broutait, vous savez. Ça vous fera cinq cercs, d’accord, émir ?
— Ah. » Teppic se tapota la poche.
« Écoutez, dit-il. Je suis parti de chez moi un peu vite, vous voyez. Je ne crois pas avoir de liquide sur moi.
— Très bien, émir. » Krona reporta son attention sur sa planche. « Comment vous écrivez GARANTI DES ÂNÉES ?
— Je vous ferai porter l’argent sans faute », dit Teppic.
Krona lui fit le sourire méprisant de qui a tout vu dans sa vie – des ânes à la carcasse bricolée, des éléphants aux défenses en plâtre, des méharis à la bosse fixée à la colle – et de qui connaît les profondeurs purulentes de l’âme humaine quand il s’agit d’affaires.
« À d’autres, rajah, dit-il. Ça prend pas. »
Teppic farfouilla dans sa tunique. « Je peux vous donner ce couteau de grande valeur », proposa-t-il.
Krona lui jeta un bref coup d’œil et renifla.
« Désolé, pacha. Pas question. Pas de fric, pas de chameau.
— Je pourrais vous le donner la pointe d’abord », fit Teppic au désespoir, tout en sachant que cette simple menace le ferait exclure de la Guilde. Il avait aussi conscience que ça ne valait pas grand-chose comme menace. Les menaces n’étaient pas au programme de l’école de la Guilde.
Alors que Krona avait à sa disposition, assis sur des bottes de paille au fond des écuries, deux costauds qui commençaient justement à s’intéresser à la discussion. On aurait dit les frères aînés d’Alfonz.
On trouve ce genre de particuliers dans tous les dépôts de véhicules du multivers. Ce ne sont jamais vraiment des palefreniers, des mécanos, des clients ni des employés. Leur fonction reste toujours mal définie. Ils mâchouillent en douce des brins de paille ou fument des cigarettes. S’il arrive que des journaux traînent dans le coin, ils les lisent, ou du moins regardent les images.
Ils décidèrent d’observer Teppic de près. L’un ramassa deux briques et les fit sauter dans ses mains.
« Vous êtes jeune, ça se voit, fit aimablement Krona. Vous démarrez dans la vie, émir. Vous n’voulez pas faire d’histoires. » Il avança.
La grosse tête hirsute de Sale-Bête se tourna pour le regarder. Tout au fond de son cerveau des colonnes de petits chiffres se remirent à défiler de bas en haut en ronronnant.
« Ecoutez, je regrette, mais il faut que je récupère mon chameau, dit Teppic. C’est une question de vie ou de mort ! »
Krona agita une main à l’intention des deux parasites.
Sale-Bête lui balança une ruade. Le chameau avait des idées très précises sur les individus qui lui fourraient la main dans la bouche. D’un autre côté, il avait vu les briques, et tous les chameaux savent ce que ça veut dire, deux briques. Ce fut une bonne ruade, puissante, les orteils bien écartés, lente mais en apparence seulement. Elle souleva Krona de terre et le projeta avec précision dans un tas fumant de balayures dignes des écuries d’Augias.
Teppic se décolla du mur, courut, empoigna le pelage poussiéreux de Sale-Bête et lui atterrit lourdement sur le cou.
« Je regrette beaucoup, dit-il au peu qu’il distinguait de Krona. Je vais vraiment vous faire envoyer de l’argent. »
Sale-Bête, pendant ce temps, valsait sur place. Les compagnons de Krona restaient à distance respectable de ses pieds comme des assiettes qui fendaient l’air en vrombissant.
Teppic se pencha vers une oreille agitée de mouvements désordonnés.
« On rentre chez nous », souffla-t-il.
Ils avaient choisi au hasard la première pyramide. Le roi examina le cartouche sur la porte.
« Bénie soit la reine Far-re-ptah, lut respectueusement Aneth, souveraine des deux, seigneurie du Jolh, maîtresse de…
— Mamie Neuneu, fit le roi. Elle fera l’affaire. » Il regarda leurs figures ahuries. « C’est comme ça que je l’appelais quand j’étais petit. Je n’arrivais pas à prononcer Far-re-ptah, vous comprenez. Bon, allez-y. Ne restez pas comme ça, bouche bée. Abattez-moi cette porte. »
Gern souleva le marteau, l’air hésitant.
« C’est une pyramide, maître, en appela-t-il à Aneth. On est pas censés les ouvrir.
— Qu’est-ce que tu proposes alors, mon gars ? fit le roi. Qu’on glisse un couteau de table dans la fente et qu’on secoue la lame ?
— Vas-y, Gern, dit Aneth. Tout ira bien. »
Gern haussa les épaules, se cracha dans des mains déjà moites de terreur et balança le marteau.
« Encore », fit le roi.
Le grand bloc de pierre retentit sous les coups de marteau, mais c’était du granit, il tenait bon. Quelques écailles de mortier voltigèrent, puis les échos revinrent en rebondissant d’un bord à l’autre des avenues mortes de la nécropole.
« Encore. »
Les biceps de Gern jouèrent comme des tortues dans la graisse.
Cette fois un bruit sourd répondit au loin, comme si un lourd couvercle s’écrasait par terre.
Ils s’immobilisèrent, silencieux, pour écouter un raclement de pieds à l’intérieur de la pyramide.
« Je lui en redonne un coup, sire ? » demanda Gern. Ils lui firent tous deux signe de se taire.