Ce n’est pas si terrible, se disait-il. Tu as connu pire. La face « moyeu » du palais du Patricien l’hiver dernier, par exemple, quand toutes les gouttières avaient débordé et qu’une glace bien dure recouvrait les murs. Là, c’est un niveau de difficulté 3, guère plus, peut-être 3,2. Le Chiddy et toi, vous avez grimpé des murs de ce genre en guise de balade dans les rues, c’est seulement une question de perspective.
La perspective. Il jeta un coup d’œil en dessous, dans vingt mètres d’infinité. C’est Flocville, mon vieux, secoue-toi. Ou plutôt accroche-toi au mur. Son pied droit trouva une aspérité de mortier usé où ses orteils se plantèrent d’eux-mêmes, sans ordre conscient d’un cerveau désormais trop ébranlé pour manifester davantage qu’un intérêt détaché aux événements.
Il prit une inspiration, se tendit et laissa tomber une main à sa ceinture pour saisir une dague qu’il enfonça entre les briques près de lui avant que la gravité n’ait compris de quoi il retournait. Il marqua une pause, hors d’haleine, attendit que la gravité l’oublie à nouveau, puis il se balança de côté afin de répéter l’opération.
Tout en bas, un boulanger qui racontait une blague grivoise se brossa un peu de mortier de l’oreille. Tandis que ses collègues s’esclaffaient, Teppic se redressa au clair de lune, en équilibre sur deux lames d’acier klatchien, et monta les paumes le long du mur jusqu’à la fenêtre dont le rebord lui avait offert un bref salut.
Elle était fermée, bloquée par une cale. Un bon coup l’ouvrirait sûrement, mais en même temps il perdrait ses appuis et basculerait dans le vide. Teppic soupira et, bougeant avec toute la délicatesse d’un horloger, sortit son diamant de sa bourse avant de tracer lentement et sans heurt un cercle sur le carreau poussiéreux…
« Tu te la portes tout seul, dit Chidder. C’est la règle à l’école. »
Teppic regarda la malle. Pareille idée l’intriguait.
« Chez nous, on a des gens qui s’en chargent, fit-il. Des eunuques, tout ça.
— T’aurais dû en amener un.
— Ils supportent mal les voyages », dit Teppic. En fait, il avait refusé catégoriquement toutes les propositions d’une petite escorte pour l’accompagner, et Dios avait boudé des jours durant. Ce n’était pas ainsi qu’un membre de la famille royale devait sortir dans le monde, avait-il dit. Teppic n’avait pas cédé. Il était à peu près certain que les assassins ne vaquaient pas à leurs affaires flanqués de servantes et précédés d’une fanfare. Aujourd’hui, pourtant, ces propositions ne lui paraissaient plus si ridicules. Il souleva la malle, pour voir, et parvint à se la mettre sur les épaules.
« On est riche chez toi, alors ? » fit Chidder qui marchait sans se presser à côté de lui.
Teppic réfléchit. « Non, pas vraiment, répondit-il. On cultive surtout des melons et de l’ail, des choses comme ça. Et on s’aligne dans les rues pour crier « hourra ».
— C’est de tes parents que tu parles ? s’étonna Chidder.
— Oh, eux ? Non, mon père est pharaon. Ma mère était concubine, il me semble.
— Je croyais que c’était une espèce de légume.
— Je ne pense pas. On n’en a jamais vraiment parlé. De toute façon, elle est morte quand j’étais petit.
— Affreux, fit joyeusement Chidder.
— Elle est allée prendre un bain de minuit dans la gueule d’un crocodile. » Teppic s’efforçait poliment de ne pas avoir l’air vexé par la réaction de l’autre.
« Mon père à moi, il a une maison de commerce, dit Chidder alors qu’ils passaient la porte d’entrée.
— Passionnant », fit respectueusement Teppic. Il se sentait un peu découragé par toutes ces nouvelles expériences et il ajouta : « Je n’y suis jamais allé, mais on dit les habitants de Commerce très agréables. »
Chidder, qui prenait la vie avec calme comme s’il en avait déjà fait le tour, passa les deux heures suivantes à initier Teppic aux divers mystères des dortoirs, des salles de classe et de la plomberie. Il garda la plomberie pour la fin, pour toutes sortes de raisons.
« Vous n’en avez pas ? s’étonna-t-il.
— On a des seaux, des choses comme ça, répondit vaguement Teppic, et des tas de serviteurs.
— Plutôt vieux jeu, ton royaume, non ? »
Teppic opina. « Ce sont les pyramides, dit-il. Tout l’argent passe dedans.
— Des trucs chers, j’imagine.
— Pas vraiment. C’est seulement du caillou. » Teppic soupira. « On a beaucoup de caillou, reprit-il, et beaucoup de sable. Du caillou et du sable. On en est dingues. Si jamais vous avez besoin de caillou et de sable, faut venir chez nous. C’est l’aménagement intérieur qui coûte cher. On se fait encore tirer l’oreille pour payer celle de grand-père, et elle n’était pas très grande. Trois chambres, pas plus. » Teppic se retourna et regarda par la fenêtre ; ils étaient alors revenus dans le dortoir.
« Tout le royaume est endetté, reprit-il d’une voix calme. Je veux dire, même nos dettes sont endettées. C’est pour ça que je suis ici, en fait. Faut qu’un membre de notre maison gagne des sous. Un prince royal ne peut plus jouer les plantes d’ornement. Faut qu’il sorte et qu’il se rende utile dans la communauté. »
Chidder s’accouda sur l’appui de la fenêtre.
« Et vous n’auriez pas pu récupérer des trucs dans les pyramides ? demanda-t-il.
— Ne racontez donc pas de bêtises.
— Pardon. »
Teppic considéra d’un œil morne les silhouettes en contrebas.
« Il y a beaucoup de monde ici, constata-t-il pour changer de sujet. Je ne voyais pas ça si grand. » Il frissonna. « Ni si froid, ajouta-t-il.
— Il y a sans arrêt des abandons, dit Chidder. Ils ne supportent pas le programme. L’important, c’est de savoir à quoi et à qui on a affaire. Tu vois ce type, là-bas ? »
Teppic suivit la direction qu’indiquait le doigt et reconnut un groupe d’étudiants plus âgés adossés contre les piliers de l’entrée.
« Le gros ? La figure comme le bout de votre chaussure ?
— C’est Coupchou. Fais gaffe à lui. S’il t’invite à une collation dans son bureau, n’y va pas.
— Et qui c’est, le gamin avec les cheveux bouclés ? » demanda Teppic. Il désignait un petit garçon, objet des attentions d’une dame âgée qui avait l’air au bout du rouleau. Elle léchait son mouchoir et lui tamponnait la figure pour enlever des taches sales. Lorsqu’elle eut terminé, elle lui rectifia sa cravate.
Chidder tendit le cou. « Oh, un petit nouveau, dit-il. Arthur quelque chose. Il ne peut toujours pas se passer de sa mamie, à ce que je vois. Il ne tiendra pas longtemps.
— Oh, pas sûr, fit Teppic. Nous non plus, on ne peut pas se passer de nos momies, et on tient depuis des milliers d’années. »
Un rond de verre tomba dans le bâtiment silencieux et tinta par terre. Il n’y eut pas d’autre bruit pendant plusieurs minutes. Puis on entendit le glouglou léger d’une burette d’huile. Une ombre qui était allongée naturellement sur la tablette de la fenêtre, véritable morgue pour les mouches à viande, se transforma en un bras qui se déplaçait avec une lenteur végétale vers le loqueteau.
Un raclement métallique, puis toute la fenêtre pivota dans un silence tribologique. Teppic se laissa tomber par-dessus le rebord et disparut dans l’ombre en dessous.
Pendant une ou deux minutes, l’espace poussiéreux s’emplit de l’absence de bruit intense qu’on produit quand on se déplace avec de grandes précautions. D’autres giclées d’huile, puis un murmure métallique lorsque le verrou d’une trappe donnant sur le toit coulissa doucement.