Выбрать главу

Teppic poursuivit sa course cahotante tandis que le soleil escaladait la voûte céleste et, chose inhabituelle, que des taches bleues et violettes commençaient à se déplacer doucement à l’horizon en tournoyant sur elles-mêmes.

Il se passait autre chose de curieux. Le chameau avait l’air de trotter dans le ciel. Il y avait peut-être un rapport avec les tintements dans ses oreilles.

Fallait-il s’arrêter ? Mais dans ce cas sa monture risquait de tomber…

Midi était passé depuis longtemps lorsque Sale-Bête pénétra en chancelant dans l’ombre surchauffée de l’affleurement calcaire qui marquait jadis la frontière de la Vallée et qu’il s’écroula lentement dans le sable. Teppic dégringola par terre.

Un détachement d’Ephébiens regardait à courte distance un nombre tout à fait identique de Tsortiens postés en face. De temps en temps, pour faire bien, un soldat brandissait une lance.

Lorsque Teppic ouvrit les yeux, ce fut pour voir les masques de bronze effrayants de soldats éphébiens penchés sur lui, le regard interrogateur. Leurs bouches de métal étaient figées en d’affreux rictus dédaigneux. Leurs sourcils luisants se tordaient d’une colère noire.

« Té, il revient à lui, sergent », fit l’un d’eux.

Une face métallique comme la fureur des éléments s’approcha, emplit le champ de vision de Teppic.

« On est sorti sans son chapeau, hé, pitchoun ? fit-elle d’une voix joyeuse qui résonna bizarrement sous le métal. On était pressé de se frotter à l’ennemi, c’est ça ? »

Le ciel tournoya autour de Teppic, mais une pensée gigota dans la poêle à frire de son cerveau, prit le contrôle de ses cordes vocales et croassa : « Le chameau !

— On devrait t’mettre au trou pour l’avoir traité comme ça, le réprimanda le sergent en agitant un doigt. J’en ai jamais vu dans un état pareil.

— Ne le laissez pas boire ! » Teppic s’assit droit comme un piquet ; sous son crâne des gongs géants carillonnèrent et des feux d’artifice incandescents, façon artillerie lourde, éclatèrent. Les têtes casquées se tournèrent les unes vers les autres.

« Boudie, il doit en vouloir à mort aux chameaux », dit un soldat. Teppic se mit debout tant bien que mal et tituba sur le sable jusqu’à Sale-Bête, lequel s’efforçait de résoudre l’équation complexe qui lui permettrait de se relever. La langue lui pendait de la bouche et il ne se sentait pas bien.

Un chameau en détresse ne se replie pas sur lui-même. Il ne traîne pas dans les bars à siroter des verres en solitaire. Il n’appelle de vieux copains au téléphone pour leur pleurnicher dans l’oreille. Il ne rumine pas des idées noires, n’écrit pas de longs poèmes sur la Vie, si moche quand on l’envisage d’une chambre meublée. Il ignore l’angoisse existentielle.

Tout ce dont dispose un chameau, c’est une paire de poumons de format industriel et une voix comme un troupeau d’ânes qu’on massacrerait à la tronçonneuse.

Teppic s’avança dans le vacarme. Sale-Bête dressa la tête, il la tourna d’un côté puis de l’autre, triangula. Il roula follement des yeux tout en donnant l’impression, à la manière typique des chameaux, de regarder le jeune homme avec les narines.

Il cracha.

Il essaya de cracher.

Teppic lui attrapa le licou et tira dessus.

« Allez, sale bête, dit-il. Il y a de l’eau. Tu la sens. Tout ce que tu as à faire, c’est de trouver comment y aller ! »

Il se tourna vers les soldats rassemblés. Ils le fixaient d’un air ahuri, sauf ceux qui n’avaient pas ôté leur casque et le fixaient d’un air férocement métallique.

Teppic arracha une outre à l’un des hommes, retira le bouchon et la vida par terre devant le museau contracté du chameau. « Il y a un fleuve ici, souffla-t-il. Tu sais où il est, tout ce que tu as à faire, c’est d’y aller ! »

Les soldats jetèrent des regards nerveux alentour. Plusieurs Tsortiens aussi, qui s’étaient doucement avancés pour voir ce qui se passait.

Sale-Bête se releva, les genoux tremblants, et se mit à tourner en rond. Teppic se cramponna.

… Soit d égal à 4, songeait désespérément le chameau. Soit a.d égal à 90. Soit non-d égal à 45…

« Il me faut un bâton ! s’écria Teppic en tourbillonnant devant le sergent. Ils ne comprennent rien tant qu’on ne les frappe pas avec un bâton ; pour un chameau, c’est comme de la ponctuation !

— Une épée, ça irait ?

— Non ! »

Le sergent hésita, puis il tendit sa lance.

Teppic l’attrapa du côté du fer, chercha son équilibre et l’abattit promptement sur le flanc du dromadaire en soulevant un nuage de poussière et de poils.

Sale-Bête s’arrêta. Ses oreilles pivotèrent comme des antennes radar. Il fixa la paroi rocheuse en roulant des yeux. Puis, alors que Teppic agrippait une poignée de poils et se hissait sur lui, le chameau partit au trot.

… Penser fractal…

« Hé, tu fonces en plein… » commença le sergent.

Suivit un silence. Qui dura longtemps.

Le sergent remua, mal à l’aise. Puis son regard se tourna plus loin vers les Tsortiens et croisa celui de leur chef. D’un accord tacite, typique de tous les centurions et sergents du monde, ils marchèrent l’un vers l’autre le long des rochers et s’arrêtèrent près de la fissure à peine visible dans la paroi.

Le sergent tsortien passa la main dessus.

« On s’attendrait à trouver… j’sais pas, moi, des poils de chameau, quelque chose, dit-il.

— Ou bien du sang, fit l’Ephébien.

— À mon avis, c’est un d’ces phénomènes inexplicables.

— Oh. Hé bé, alors, ça va. »

Les deux hommes contemplèrent la pierre un moment.

« Comme un mirage, reprit le Tsortien avec obligeance.

— Un truc dans le genre, vouais.

— J’ai aussi cru entendre une mouette.

— Dingue, hé ? Y en a pas dans le coin. »

Le Tsortien toussa poliment et regarda ses hommes en retrait. Puis il se pencha plus près.

« Le gros de vos troupes va pas tarder, j’imagine », dit-il.

L’Ephébien se rapprocha encore un peu et parla du coin de la bouche, pendant que ses yeux continuaient de se passionner pour le spectacle des rochers.

« Tout juste, répondit-il. Et le gros des vôtres aussi, si j’peux m’permettre ?

— Oui. J’imagine qu’il va falloir vous massacrer si les nôtres arrivent les premiers.

— Pareil comme pour nous, ça m’étonnerait pas. Mais on y peut rien.

— C’est comme ça, quoi », reconnut le Tsortien.

L’autre hocha la tête. « Un drôle de monde, quand on y pense.

— Ça, tu l’as dit. » Le sergent tsortien desserra un peu son plastron, heureux de ne plus être en plein soleil. « Les rations, ça va, chez vous ? demanda-t-il.

— Oh, tu sais. Faut pas trop râler.

— Comme chez nous, tout pareil.

— Quand on râle, ça d’vient plus pire.

— Tout comme nous. Dis, vous auriez pas des figues, des fois ? J’grignoterais bien une figue, moi.

— J’regrette.

— J’demande juste comme ça.

— On a plein de dattes, si ça te dit.

— En dattes, on a c’qu’y faut, merci.

— J’regrette. »

Les deux hommes restèrent un moment silencieux, perdus dans leurs pensées. Puis l’Ephébien remit son casque et le Tsortien rectifia sa ceinture.

« Bon, ben…

— Bon, ben… »

Ils redressèrent les épaules, relevèrent le menton et repartirent au pas. Un instant plus tard ils effectuèrent un demi-tour impeccable et, sur une ombre de sourire embarrassé, rejoignirent leurs positions respectives.