Il n’y avait pas de sarcophage à l’intérieur, pas de cercueil, pas de terreur nommable ni innommable. Par terre, au centre, se dressait un bloc de pierre sur lequel reposaient une couverture et un oreiller.
Ni l’un ni l’autre n’avait l’air particulièrement ancien. C’était presque décevant.
Gern tendit le cou pour inspecter les lieux.
« Pas mal du tout, dit-il. Confortable.
— Non, dit Aneth.
— Hé, maître roi, regardez ça, dit Gern en courant vers un mur. Regardez, on a gribouillé des trucs. Regardez tous ces petits traits partout sur le mur.
— Et sur ce mur aussi, dit le roi, et par terre. Quelqu’un a compté. Chaque groupe de dix est barré, vous voyez. Quelqu’un a compté quelque chose. Il y en avait beaucoup. » Il recula.
« C’était quoi ? demanda Aneth en regardant derrière lui.
— Très curieux », fit le roi. Il se pencha. « On distingue à peine les inscriptions en dessous.
— Vous arrivez à les lire, roi ? dit Gern en manifestant un enthousiasme qu’Aneth jugeait superflu.
— Non. C’est un dialecte très ancien. Je n’arrive pas à reconnaître un seul foutu hiéroglyphe. À mon avis, il ne reste personne de vivant capable aujourd’hui de lire ça.
— Dommage, fit Gern.
— C’est vrai », reconnut le roi qui soupira. Ils gardèrent un silence morose.
« Peut-être qu’on pourrait demander à un mort ? lança Gern.
— Hum. Gern », fit Aneth en reculant.
Le roi flanqua une claque dans le dos de l’apprenti, ce qui le propulsa en avant.
« Une sacrée bonne idée, ça ! s’exclama-t-il. On va aller chercher un des très vieux ancêtres. Oh. » Il s’affaissa. « Ça ne marchera pas. Personne ne le comprendra…
— Gern ! dit Aneth dont les yeux s’écarquillèrent.
— Non, pas de problème, roi, fit Gern qui goûtait sa toute nouvelle liberté de pensée, parce que, voilà, il se comprennent tous d’une génération à l’autre, tout ce qu’on à faire, c’est les mettre en ordre.
— Malin, mon gars. Malin, ça, dit le roi.
— Gern ! »
Le roi et l’apprenti regardèrent Aneth avec étonnement…
« Vous allez bien, maître ? demanda Gern. Vous êtes tout pâle.
— La t… bégaya Aneth, pétrifié de terreur.
— La quoi, maître ?
— La t… Regarde la t…
— Il faudrait qu’il s’allonge, dit le roi. Ces gens-là, je les connais. Le genre artiste. Toujours tendus. »
Aneth prit une profonde inspiration.
« Regarde la putain de torche, Gern ! » hurla-t-il.
Ils regardèrent.
Sans façon, ses cendres noires se changeant en paille sèche, la torche brûlait à l’envers.
Le Vieux Royaume s’étendait devant Teppic et il donnait une impression d’irréalité.
Le jeune homme considéra Sale-Bête qui s’était plongé le museau dans une source au bord du chemin et faisait le même bruit que la dernière goutte dans un verre de milkshake[28]. Sale-Bête avait l’air bien réel, lui. Rien de tel qu’un chameau pour avoir l’air concret. Mais le paysage manquait de conviction, comme s’il n’avait pas encore vraiment décidé d’être là ou non.
Sauf la Grande Pyramide. Elle se tapissait à quelque distance, aussi réelle que l’épingle qui fixe un papillon à une planche. Elle trouvait moyen d’avoir l’air extrêmement concrète, comme si elle absorbait toute la consistance du paysage alentour.
Bon, il était arrivé. Où ça ? il ne savait pas trop.
Comment tue-t-on une pyramide ?
Et qu’est-ce qui se passe après ?
Il partait de l’hypothèse que tout reprendrait d’un coup sa place. Dans le courant du temps remis en circulation dans le Vieux Royaume.
Il observa un moment les dieux, se demanda ce dont il pouvait bien s’agir et pourquoi il n’y attachait pas d’importance. Ils n’avaient pas plus de réalité que le pays qu’ils arpentaient dans l’accomplissement de tâches mystérieuses. Le monde n’était rien de plus qu’un rêve. Teppic n’éprouvait aucune surprise. Si sept vaches grasses étaient passées devant lui, il ne leur aurait accordé aucune attention.
Il remonta sur Sale-Bête et fit descendre la route à l’animal qui clapotait doucement. Les champs offraient le spectacle de la dévastation.
Le soleil disparaissait enfin ; les dieux du soir et de la nuit l’emportaient sur ceux de la lumière, mais le combat avait été long, et quand on songeait à tout ce qui allait arriver maintenant à l’astre – mangé par des déesses, transporté par bateau sous le monde et ainsi de suite – il y avait peu de chances pour qu’on le retrouve un jour.
Teppic ne vit personne lorsqu’il pénétra dans la cour des écuries. Sale-Bête regagna tranquillement sa stalle de son pas feutré et tira délicatement sur un bouchon de foin. Il étudiait un point intéressant dans les distributions bivariantes.
Teppic lui tapota le flanc, ce qui souleva un nouveau nuage, et gravit le large escalier qui menait au palais proprement dit. Il n’y avait toujours pas de gardes, pas de serviteurs non plus. Pas âme qui vive.
Il entra discrètement dans son palais comme un voleur en plein jour et passa par l’officine d’Aneth. Elle était vide, et on aurait dit qu’un cambrioleur aux goûts très particuliers venait de la visiter. Quant à la salle du trône, elle sentait comme une cuisine d’où, vu le spectacle qu’elle offrait, les marmitons seraient partis en catastrophe.
Le masque d’or des rois du Jolhimôme, légèrement déformé, avait roulé dans un angle. Il le ramassa et, méfiant, le gratta avec un de ses couteaux. L’or s’écailla pour laisser apparaître une surface brillante gris argent.
Il s’en doutait. Il n’y avait pas tant d’or que ça dans le pays. Le masque pesait comme du plomb parce que, justement, c’était du plomb. Il se demanda s’il avait jamais été d’or massif, quel ancêtre l’avait trafiqué et combien il avait payé de pyramides. Il était sûrement très symbolique de quelque chose. Voire symbolique de rien du tout. Seulement symbolique en lui-même.
Un chat sacré se cachait sous le trône. Il aplatit les oreilles et cracha lorsque Teppic baissa la main pour le caresser. De ce côté-là, au moins, ça n’avait pas trop changé.
Toujours personne. Il se rendit sans bruit au balcon.
Toute la population était là, masse silencieuse aux yeux fixés sur la rive opposée du fleuve dans la lumière déclinante et grise. Tandis que Teppic regardait, une flottille de bateaux et de bacs s’éloigna de la berge la plus proche.
On aurait dû construire des ponts, se dit-il. Mais on prétendait que ce serait enchaîner le fleuve.
Il se laissa tomber en souplesse par-dessus la balustrade sur la terre battue et marcha vers la foule.
Et toute la puissance de la foi populaire le pénétra d’un coup.
Le peuple du Jolhimôme nourrissait peut-être des opinions divergentes sur les dieux, mais sa foi dans les rois restait indéfectible depuis des millénaires. Pour Teppic, c’était comme marcher dans une cuve d’alcool. Il la sentit l’envahir jusqu’à lui faire grésiller le bout des doigts, lui monter dans le corps jusqu’à jaillir dans son cerveau ; elle lui apportait non pas l’omnipotence mais le sentiment de l’omnipotence, celui très fort que, même s’il ne savait pas vraiment tout, il avait jadis tout su et le saurait encore.
Il avait déjà vécu cette expérience à Ankh, lorsque le divin l’avait visité. Mais ce n’était alors qu’une lueur fugitive. Aujourd’hui le phénomène bénéficiait de la toute-puissance d’une foi réelle.