Il baissa les yeux en entendant un bruissement sous lui, et il vit des pousses vertes sortir du sable sec autour de ses pieds.
Merde alors, songea-t-il, je suis vraiment un dieu.
Ça pourrait être très gênant.
Il se fraya un chemin à coups d’épaules dans la cohue jusqu’au bord du fleuve et fit halte au milieu d’un carré de blé de plus en plus fourni. Lorsqu’ils comprirent, les badauds les plus proches tombèrent à genoux, et un cercle de sujets qui s’écroulaient respectueusement s’élargit depuis Teppic comme un rond dans l’eau.
Mais je n’ai jamais voulu ça ! Je voulais seulement aider les gens à vivre plus heureux, avec de la plomberie. Je voulais qu’on fasse quelque chose pour réhabiliter les quartiers pauvres. Je voulais seulement les mettre à l’aise et leur demander si leur vie leur plaisait. Je pensais que des écoles seraient une bonne idée, comme ça ils ne s’aplatiraient plus par terre devant personne, ils cesseraient d’adorer quelqu’un uniquement parce qu’il a le pied vert.
Et je voulais faire quelque chose sur le plan de l’architecture…
À mesure que la lumière s’écoulait du ciel comme de l’acier qui se refroidit, la pyramide paraissait encore grandir. S’il avait fallu exprimer par un dessin l’idée de masse, on n’aurait rien trouvé de mieux que la pyramide. Un grand nombre de silhouettes l’entouraient, impossibles à identifier dans la lumière grisâtre.
Teppic fit des yeux le tour de la foule prostrée et finit par repérer un uniforme de la garde du palais.
« Vous, mon vieux, debout », ordonna-t-il.
L’homme lui jeta un regard apeuré mais se releva docilement sur des jambes flageolantes.
« Qu’est-ce qui se passe, ici ?
— Ô roi, qui êtes le seigneur de…
— On n’a pas le temps, je crois, dit Teppic. Je sais qui je suis, je veux savoir ce qui se passe.
— Ô roi, on a vu les morts marcher ! Les prêtres sont partis leur parler.
— Les morts marcher ?
— Affirmatif, ô roi.
— Oh. Bon, merci. C’était très succinct. Pas instructif, mais succinct. Est-ce qu’il y a des bateaux dans le coin ?
— Les prêtres les ont tous pris, ô roi. »
Teppic put le constater lui-même. Les jetées près du palais, d’ordinaire noires d’embarcations, étaient à présent désertes. Alors qu’il considérait l’eau du fleuve, deux yeux et un long museau crevèrent la surface pour lui rappeler que nager dans le Jolh était aussi facile que clouer du brouillard à un mur.
Il se tourna vers la foule. Tout le monde le regardait, dans l’expectative, convaincu qu’il saurait quoi faire.
Il reporta les yeux sur le fleuve, tendit les mains en avant, les pressa l’une contre l’autre, puis les écarta doucement.
Il y eut un bruit de succion mouillée, et les eaux du Jolh s’ouvrirent devant lui. Un soupir monta de la foule, mais son étonnement ne fut rien comparé à celui d’une dizaine de crocodiles qui se retrouvèrent à vouloir brasser trois mètres de vide.
Teppic dévala la berge et fonça sur la vase épaisse en faisant des bonds de côté pour éviter les coups de queues sauvages des sauriens qui retombaient pesamment sur le lit du fleuve.
Le Jolh le surplombait comme deux murailles kaki, si bien qu’il courait dans une ruelle humide et sombre. Ici et là il voyait des fragments d’os, des vieux boucliers, des morceaux de lances, des membrures de bateaux. Il enjambait et contournait les débris des siècles.
Devant lui, un gros mâle se propulsa distraitement hors de la muraille liquide, pédala follement dans le vide et s’écrasa dans la vase. Teppic lui courut lourdement sur le museau et continua sur sa lancée.
Dans son dos, quelques citoyens à l’esprit plus vif, à la vue des reptiles hébétés sous eux, se mirent à chercher des cailloux. Les crocodiles étaient les maîtres incontestés du fleuve depuis des temps immémoriaux, mais s’il était possible de se rattraper un peu en l’espace de quelques minutes, ça valait certainement la peine d’essayer.
Le bruit des monstres du fleuve qui entamaient leur long voyage vers le pays des sacs à main éclata derrière Teppic au moment où il gravissait en barbotant la rive opposée.
Une file d’ancêtres s’étirait à travers la chambre, le long du couloir sombre et dehors sur le sable. Un bruissement de chuchotements circulait dans les deux sens, sec comme celui du vent dans du vieux papier.
Aneth gisait sur le sable et Gern lui agitait un linge sous le nez. « C’qu’ils font ? murmura-t-il.
— Ils lisent l’inscription. Vous devriez voir ça, maître ! Celui qui lit, c’est presque…
— Oui, oui, d’accord, fit Aneth en se relevant avec peine.
— Il a plus de six mille ans ! Son petit-fils écoute ce qu’il dit, il le répète à son petit-fils à lui, qui le répète à son petit-f…
— Oui, oui, d’acc…
— « Et-Kaloteh-dit-alors-au-Premier : Que-pouvons-nous-Te-Donner, Toi-Qui-Nous-as-Montré-la-Voie », récita Teppicymon[29] qui se trouvait en bout de ligne. « Et-le-Premier-Parlit, et-Il-Parlit-en-ces-Termes : Bâtissez-moi-une-Pyramide, Où-je-pourrai-Reposer, et-Bâtissez-la-de-ces-Dimensions, les-Dimensions-Correctes. Et-Ainsi-Fut-il-Fait, et-le-Nom-du-Premier-était… » »
Mais il n’y eut pas de nom. Rien qu’un caquetage de voix fortes, de disputes et de jurons archaïques qui courut le long de la file d’ancêtres desséchés comme une traînée de poudre. Jusqu’à ce qu’il parvienne à Teppicymon, lequel sauta en l’air.
Le sergent éphébien, qui transpirait tranquillement à l’ombre, aperçut ce qu’il prévoyait à moitié et craignait complètement. Une colonne de poussière s’élevait à l’horizon.
Le gros de l’armée tsortienne arrivait la première.
Il se mit debout, adressa un hochement de tête professionnel à son homologue d’en face et fixa les deux poignées d’hommes sous ses ordres.
« Il me faut un messager pour porter… euh… un message à la ville », dit-il. Une forêt de mains jaillit. Le sergent soupira et désigna le jeune Téléprompteur, à qui, il le savait, manquait beaucoup sa maman.
« Cours comme le vent, fit-il. Mais je pense que ce n’est pas la peine de te le préciser, hé ? Et puis… et puis… »
Ses lèvres bougeaient silencieusement tandis que le soleil récurait les rochers du défilé étroit et brûlant et que quelques insectes bourdonnaient dans les broussailles. Son éducation n’avait pas prévu de cours sur les Dernières Paroles Célèbres.
Il leva les yeux en direction de la ville mère.
« Va dire aux Ephébiens… » commença-t-il.
Les soldats attendirent.
« Quoi ? demanda Téléprompteur au bout d’un moment. Va leur dire quoi ? »
Le sergent se détendit, on aurait dit un ballon qui se vidait.
« Va leur dire : Qu’est-ce qui vous a retenus ? » À l’horizon tout proche une autre colonne de poussière avançait.
Voilà qui était mieux. S’il devait y avoir un massacre, autant que les deux camps en profitent.
La cité des morts s’étendait devant Teppic. Après Ankh-Morpork – autant dire son inverse exact, où même la literie vivait – c’était sans doute la plus grande ville du Disque ; nulle part il n’existait de rues aussi belles, d’architecture aussi majestueuse et grandiose.
En termes de population, la nécropole devançait les autres villes du Vieux Royaume, mais ses habitants ne sortaient guère et il n’y avait rien d’ouvert le samedi soir.
29
Mais pas tout de suite, évidemment, parce que tout message se transforme en cours de route, que certains ancêtres n’avaient pas une élocution parfaite et que d’autres, dans l’intention de rendre service, complétaient ce qu’ils estimaient des mots manquants. Le premier message que reçut Teppicymon commençait par : « Déculottée, Edith a l’air d’un pommier. »