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Jusqu’à ce jour.

En ce jour elle grouillait de monde.

Depuis le sommet d’un obélisque rongé par le vent, Teppic regardait les armées grises et brunes, voire verdâtres, des défunts qui défilaient sous lui. Les rois avaient fait preuve d’un esprit démocratique. Après avoir vidé les pyramides, ils s’étaient intéressés par bataillons entiers aux tombes mineures, et la nécropole avait désormais ses marchands, ses nobles et même ses artisans. Mais de toute façon, on n’avait aucun moyen de les différencier.

Ils se dirigeaient comme un seul cadavre vers la Grande Pyramide. Elle se détachait tel un furoncle au-dessus des constructions plus anciennes et plus petites. Ils avaient tous l’air très en colère après quelque chose.

Teppic se laissa tomber en douceur sur le large toit plat d’un mastaba, trotta jusqu’à l’autre bout, sauta sur un sphinx ornemental voisin – non sans un instant d’inquiétude, mais celui-là avait l’air parfaitement inerte – où il n’était plus qu’à un lancer de grappin des niveaux inférieurs d’une pyramide à degrés.

La lumière rasante du soleil mauvais coucheur transperçait le paysage silencieux tandis qu’il bondissait d’un monument à l’autre, qu’il zigzaguait loin au-dessus de l’armée à la progression traînante.

Derrière lui, des pousses végétales apparaissaient fugitivement dans les vieilles pierres ; elles les crevassaient légèrement, puis se desséchaient et mouraient.

Voilà pour quoi tu as été formé, disait son sang qui lui picotait sous la peau. Même Méricet ne pourrait pas te sacquer pour ça. Filer dans l’obscurité au-dessus d’une ville silencieuse, courir comme un chat, trouver des prises qui auraient découragé un gecko… et enfin le but : une victime.

D’accord, il s’agissait d’une pyramide de plusieurs milliards de tonnes, et jusqu’à présent le plus gros client d’une inhumation avait été Patricio, le Despote de Quirm de cent cinquante kilos.

Un obélisque monumental dont les bas-reliefs relataient les exploits d’un roi disparu quatre mille ans plus tôt et qui aurait parfaitement rempli son rôle si le sable poussé par le vent n’en avait pas effacé le nom depuis longtemps, cet obélisque fut pour Teppic une échelle fort commode du sommet de laquelle il lui suffit de lancer adroitement un grappin qui se logea entre les doigts tendus d’un monarque oublié pour pouvoir gagner le toit d’une tombe le long du fil en arc de cercle.

Courant, grimpant, suspendu en l’air, enfonçant des pitons dans les monuments funéraires, Teppic progressait.

* * *

Les tout petits points lumineux des feux de camp au milieu des roches calcaires balisaient les positions des armées en présence. Malgré l’hostilité profonde et traditionnelle que se vouaient les deux empires, ils respectaient l’ancienne coutume : on ne fait pas la guerre de nuit, durant les moissons ni par temps de pluie. La guerre est chose importante, on la réserve pour des occasions exceptionnelles. S’y jeter tête baissée, c’est donner dans la pantalonnade.

Dans le crépuscule, des deux côtés de la ligne de démarcation, montaient des bruits de menuiserie en pleine activité.

On dit les généraux toujours disposés à refaire indéfiniment la dernière guerre. Des milliers d’années s’étaient écoulées depuis le précédent conflit entre Tsort et Ephèbe, mais les généraux ont de la mémoire et cette fois ils se tenaient prêts.

Des deux côtés, des chevaux de bois prenaient forme.

* * *

« Il est parti, dit Ptaclusp IIb qui redescendit en glissant sur le tas de décombres.

— Pas trop tôt, fit son père. Aide-moi à plier ton frère. Tu es sûr que ça ne va pas lui faire de mal ?

— Ben, si on fait attention, ça l’empêchera de se déplacer dans le temps, c’est-à-dire dans la largeur pour nous. Alors, si le temps ne passe pas pour lui, rien ne peut lui faire de mal. »

Ptaclusp songea au passé, quand la construction d’une pyramide consistait simplement à empiler des blocs les uns sur les autres et à se rappeler que plus on monte moins on en met. Aujourd’hui, il fallait qu’il plie son fils.

« Bon, fit-il sans conviction. Allons-y, alors. » Il escalada petit à petit les débris et pointa le nez au sommet du monticule à l’instant où l’avant-garde des morts tournait à l’angle de la petite pyramide la plus proche.

Sa première pensée fut : ça y est, ils viennent réclamer.

Il avait fait de son mieux. Ce n’était pas toujours facile de bâtir dans les limites d’un budget. Peut-être que les linteaux ne correspondaient pas tous aux plans, peut-être que la qualité des plâtres n’était pas toujours à la hauteur, mais…

Ils ne viennent quand même pas tous se plaindre. Pas aussi nombreux.

Ptaclusp IIb grimpa jusqu’à lui. Il resta bouche bée.

« D’où est-ce qu’ils viennent tous ? demanda-t-il.

— C’est toi l’expert. Tu vas me le dire.

— Ils sont morts ? »

Ptaclusp observa attentivement quelques-uns des marcheurs qui approchaient.

« S’ils ne sont pas morts, il y en a qui sont bien malades, répondit-il.

— Taillons-nous !

— Pour aller où ? En haut de la pyramide ? »

La Grande Pyramide, derrière eux, les dominait de toute sa hauteur, emplissait l’espace de ses pulsations. Ptaclusp la contempla.

« Qu’est-ce qui va se passer ce soir ? fit-il.

— Quoi ?

— Ben, est-ce qu’elle va refaire… son truc ? »

IIb le regarda fixement.

« Chaispas.

— Tu peux savoir ?

— Faut attendre pour ça. Je ne suis même pas sûr de ce qu’elle a déjà fait.

— Ça va nous plaire, tu crois ?

— M’étonnerait, p’pa. Oh, bon sang.

— Quoi, encore ?

— Regarde là-bas. »

Dans le sillage de Koomi, comme une queue de comète, les prêtres se dirigeaient vers les morts en marche.

* * *

Il faisait noir et chaud à l’intérieur du cheval. Il y avait aussi beaucoup de monde.

Ils attendaient, en nage.

Le jeune Téléprompteur bégaya : « Il va se passer quoi maintenant, sergent ? »

Le sergent bougea un pied timide. L’atmosphère ambiante aurait rendu une sardine claustrophobe.

« Hé bé, petit, ils vont nous découvrir, tu vois, et ils seront tellement impressionnés qu’ils vont nous tirer jusque chez eux, et après, quand il fera nuit, on sautera dehors et on se les passera au fil de l’épée. Ou on se leur passera l’épée au fil du corps. L’un ou l’autre. Et après, on pillera la ville, on brûlera les murs et on répandra du sel par terre. Tu te rappelles, mon gars, je t’ai montré, vendredi.

— Oh. »

Des gouttes tombaient d’une vingtaine de fronts. Plusieurs hommes qui voulaient écrire à leur famille déplaçaient leur style dans une cire sur le point de fondre.

« Et après, il va se passer quoi, sergent ?

— Hé bé, mon gars, après on va rentrer chez nous en héros, peuchère.

— Oh. »

Les vieux briscards fixaient sans broncher les flancs de bois. Téléprompteur remua, mal à l’aise, autre chose le travaillait encore.

« Ma m’man, elle m’a dit de revenir avec mon bouclier, ou alors dessus, sergent, fit-il.

— Bravo, mon gars. C’est comme ça qu’il faut réagir.

— Mais tout ira bien. Pas vrai, sergent ? »

Le regard du sergent se perdit dans l’obscurité fétide.

Au bout d’un moment, quelqu’un se mit à jouer de l’harmonica.