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* * *

Ptaclusp détourna à demi la tête du spectacle, et une voix près de son oreille demanda : « C’est vous le constructeur de pyramides, non ? »

Une autre silhouette les avait rejoints dans leur abri, un inconnu tout de noir vêtu, tellement silencieux qu’auprès de lui un chat aurait eu l’air d’un homme-orchestre.

Ptaclusp fit oui de la tête, incapable de parler. Il avait eu assez d’émotions pour un seul jour.

« Alors, éteignez-la. Eteignez-la tout de suite. »

Ptaclusp se pencha.

« Vous êtes qui ? fit-il.

— Je m’appelle Teppic.

— Quoi, comme le roi ?

— Oui. Comme le roi. Maintenant, arrêtez-la.

— C’est une pyramide ! On ne peut pas éteindre une pyramide ! dit IIb.

— Ben, faites-la s’embraser, alors.

— On a essayé hier soir. » IIb pointa un doigt vers la pierre de faîte détruite. « Déplie Deux-za, p’pa. »

Teppic observa le frère raplapla.

« C’est une espèce d’affiche, non ? » dit-il enfin.

IIb baissa les yeux. Teppic le vit faire et l’imita : il se trouvait jusqu’aux chevilles dans des pousses vertes.

« Pardon, fit-il. Je n’arrive pas à m’en débarrasser, on dirait.

— Des fois, c’est affreux, fit frénétiquement IIb. J’en sais quelque chose, une fois j’ai eu une verrue et pas moyen de la faire partir. »

Teppic s’accroupit près de la pierre fendue.

« Ce truc, fit-il, en quoi il est important ? Je veux dire, il est recouvert de métal. Pourquoi ?

— Il faut un bout pointu pour l’embrasement, répondit IIb.

— C’est tout ? C’est de l’or, non ?

— De l’électrum. Alliage d’or et d’argent. Il faut que la pierre de faîte soit en électrum. »

Teppic décolla la feuille métallique.

« Il n’y a pas que du métal, constata-t-il avec douceur.

— Oui. C’est vrai, fit Ptaclusp. On s’est aperçus… euh… qu’une simple feuille, ça marche aussi bien.

— Vous n’auriez pas pu prendre quelque chose de moins cher ? Comme de l’acier ? »

Ptaclusp eut un ricanement méprisant. La journée n’avait pas été bonne, le bon sens n’était plus qu’un lointain souvenir, mais certains faits restaient des faits certains.

« Ça ne tiendrait pas plus d’un an ou deux. Avec la rosée et tout. La pointe y passerait. Tiendrait pas plus de deux ou trois cents embrasements. »

Teppic pencha la tête contre la pyramide. Elle était froide et elle bourdonnait. Il crut entendre, sous la pulsation, une faible tonalité qui montait.

La pyramide se dressait au-dessus de lui, imposante. IIb aurait pu lui expliquer que c’était parce que ses faces accusaient une pente à 56° exactement, et parce qu’un effet connu sous le nom de « fruit » la faisait paraître encore plus grande que nature. Il aurait aussi certainement employé des termes comme « perspective » et « hauteur virtuelle ».

Le marbre noir était lisse comme du verre. Les maçons avaient bien travaillé. Les interstices entre chaque pan glacé étaient à peine assez larges pour qu’on y introduise un couteau. Mais assez larges quand même.

« Et rien qu’une fois ? » fit Teppic.

* * *

Koomi se rongeait les ongles comme un malade.

« Le feu, dit-il. Ça les arrêterait, ça. Ils sont très inflammables. Ou alors l’eau. Ils se dissoudraient sûrement.

— Il y en avait qui détruisaient les pyramides, fit le grand prêtre de Juf, le dieu à tête de cobra de papyrus.

— Ceux qui reviennent d’entre les morts, faut toujours qu’ils soient de mauvaise humeur », dit un autre prêtre.

Koomi observait l’armée qui s’approchait, en proie à un ahurissement croissant.

« Où est Dios ? » lança-t-il.

On poussa le vieux prêtre au premier rang.

« Qu’est-ce que je vais leur dire ? » demanda Koomi.

Il serait inexact d’affirmer que Dios sourit. Il sentait rarement qu’on attendait ce type de réaction de sa part. Mais ses lèvres se plissèrent aux commissures et ses yeux se fermèrent à demi.

« Vous pourriez leur dire, fit-il, que des temps nouveaux exigent des hommes nouveaux. Vous pourriez leur dire qu’il est temps de laisser la place à des jeunes aux idées neuves. Vous pourriez leur dire qu’ils sont passés de mode. Vous pourriez leur dire tout ça.

— Ils vont me tuer !

— Je me demande s’ils tiennent tellement à votre compagnie éternelle.

— Vous êtes encore grand prêtre !

— Pourquoi vous ne leur parlez pas ? fit Dios. N’oubliez pas de leur signaler qu’ils auront beau crier et résister, on va les entraîner dans le siècle du Cobra. » Il tendit le bourdon à Koomi. « Si c’est bien comme ça qu’on appelle ce siècle », ajouta-t-il.

Koomi sentit les regards de ses collègues des deux sexes posés sur lui. Il s’éclaircit la gorge, rectifia sa robe et se tourna face aux momies.

Elles psalmodiaient quelque chose, un seul mot, répété à l’infini. Un mot qu’il n’arrivait pas à bien saisir mais qui les avait visiblement plongées dans une rage folle.

Il brandit le bourdon, et les serpents sculptés dans le bois eurent l’air anormalement vivants dans la lumière chiche.

Les dieux du Disque – et il s’agit ici des grands dieux consensuels qui résident vraiment à Dunmanifestine, leur Walhalla pavillonnaire juché sur la montagne centrale excessivement haute du monde, où ils passent leur temps à observer les singeries ridicules des mortels et à organiser des pétitions contre l’arrivée massive des Géants des Glaces, responsables de la chute des cours de l’immobilier dans les régions célestes –, les dieux du Disque, disions-nous, ont toujours éprouvé de la fascination pour l’incroyable aptitude de l’humanité à prononcer exactement les mauvaises paroles au mauvais moment.

Il n’est pas ici question d’erreurs bénignes dans le genre : « Il n’y a aucun danger », ou « Celui qui grogne ne mord pas », mais de petites phrases toutes simples qu’on lance dans des situations difficiles avec le même effet qu’une barre d’acier dans les paliers d’une machine à vapeur de 660 mégawatts tournant à 3000 tours-minute.

Et les connaisseurs du penchant de l’homme à mettre ses extrémités inférieures dans le récipient de son déjeuner sont tous d’accord : quand on ouvrira les enveloppes des juges, la superbe réplique de Hoot Koomi – « Hors d’ici, fantômes fétides » – pourra prétendre au titre de salut le plus crétin de tous les temps.

Le premier rang d’ancêtres s’arrêta, puis fit encore un pas sous la pression des suivants.

Le roi Teppicymon XXVII, que ses vingt-six prédécesseurs avaient d’un commun accord désigné comme porte-parole, s’avança tout seul en titubant et souleva un Koomi tremblant par les bras. « Qu’est-ce que vous avez dit ? »

Les yeux de Koomi roulèrent dans leurs orbites. Sa bouche s’ouvrit et se referma, mais sa voix décida sagement de ne pas franchir ses lèvres.

Teppicymon colla sa figure bandelettée sous le nez pointu de l’ecclésiastique.

« Je me souviens de vous, gronda-t-il. Je vous ai vu faire des ronds de jambe dans tous les coins. Un vilain coco, pour sûr, que je m’étais dit. »

Il promena un regard noir sur les autres.

« Tous des prêtres, hein ? Z’êtes venus vous excuser, c’est ça ? Il est où, Dios ? »

Les ancêtres se poussèrent en avant en marmonnant. Quand on est mort depuis des siècles, on n’est guère enclin à se montrer généreux envers ceux qui vous ont promis de bons moments dans l’au-delà. Il y eut une bousculade au milieu de la foule lorsque le roi Psamnut-kha, qui avait passé cinq millénaires sans autre panorama que le dessous d’un couvercle, fut maîtrisé par des collègues plus jeunes.