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Teppicymon ramena les yeux sur Koomi, lequel n’était allé nulle part. « Fantômes fétides, hein ? dit-il.

— Euh… fit Koomi.

— Posez-le. » Dios retira doucement le bourdon des doigts dociles de Koomi. « Je suis Dios, le grand prêtre. Pourquoi vous êtes ici ? »

C’était une voix parfaitement calme et raisonnable, où perçait une autorité soucieuse mais indubitable. Une voix que les pharaons de Jolhimôme entendaient depuis des millénaires, une voix qui régulait les jours, prescrivait les rituels, découpait le temps en segments parfaitement usinés, interprétait les desseins des dieux envers les hommes. C’était le ton de l’autorité, il remuait d’antiques souvenirs chez les ancêtres qui prirent un air gêné et frottèrent leurs pieds par terre.

Un jeune pharaon tituba en avant.

« Espèce de salaud, croassa-t-il. Tu nous as fait la toilette des morts et puis tu nous as enfermés, un par un, pendant que toi, tu continuais ta petite vie. Tout le monde croyait que ton nom se transmettait d’un grand prêtre à l’autre, mais c’était toujours toi. Tu as quel âge, Dios ? »

Silence. Personne ne bougeait. Une petite brise soulevait un peu de poussière.

Dios soupira.

« Je ne l’ai pas voulu, dit-il. Il y avait tant à faire. Jamais assez d’heures dans la journée. Je vous assure, je ne me rendais pas compte. Je croyais que je me reposais, sans plus. Je ne me doutais de rien, j’étais conscient des rituels qui passaient, pas des années.

— On vit longtemps dans ta famille, hein ? » ironisa Teppicymon.

Dios le regarda fixement, ses lèvres bougeaient toutes seules. « Ma famille, dit-il enfin d’une voix plus douce que son aboiement habituel. Ma famille. Oui. J’ai dû avoir une famille, pas vrai ? Mais, vous voyez, je ne m’en souviens pas. C’est la mémoire qui s’en va en premier. Bizarrement, les pyramides n’ont pas l’air de la préserver.

— C’est bien de Dios qu’on parle, le gardien des apostilles de l’histoire ? fit Teppicymon.

— Ah. » Le grand prêtre sourit. « La mémoire s’échappe de la tête. Mais elle reste tout autour de moi. Sur les rouleaux de papyrus, dans les livres.

— Ça, c’est l’histoire du Royaume, mon vieux !

— Oui. Ma mémoire. »

Le roi se détendit un peu. Une fascination mêlée d’horreur défaisait le nœud de rage qui l’étreignait.

« Tu as quel âge ? demanda-t-il.

— Je crois… sept mille ans. Mais parfois j’ai l’impression d’en avoir plus.

— Vraiment sept mille ans ?

— Oui, répondit Dios.

— Comment peut-on supporter ça ? »

Dios haussa les épaules.

« Même pendant sept mille ans, on ne vit qu’un jour à la fois », dit-il.

Lentement, au prix de plusieurs grimaces, il se baissa sur un genou et leva son bourdon dans des mains tremblantes.

« Ô rois, dit-il, je n’ai jamais existé que pour servir. »

Suivit une longue pause, extrêmement gênante.

« On va détruire les pyramides, intervint Far-re-ptah en se frayant un chemin jusqu’au premier rang.

— Vous allez détruire le Royaume, répliqua Dios. Je ne peux pas le permettre.

— Vous ne pouvez pas le permettre ?

— Non. Que serons-nous sans les pyramides ?

— En ce qui nous concerne, nous autres, les morts, dit Far-re-ptah, on sera libres.

— Mais le Royaume ne sera plus qu’un petit pays parmi les autres, fit Dios, et les ancêtres horrifiés virent des larmes dans ses yeux. Tout ce qui nous tient à cœur, vous allez l’envoyer dériver dans le temps. L’incertitude. Rien pour le guider. Le changement.

— Alors il peut tenter le coup, décida Teppicymon. Écarte-toi, Dios. »

Dios brandit son bourdon. Les serpents se déroulèrent et sifflèrent en direction du roi.

« Ne bougez pas », dit le grand prêtre.

Un éclair sombre crépita parmi les ancêtres. Dios regarda le bourdon d’un air étonné ; il n’avait encore jamais fait ça. Mais sept millénaires de prêtres avaient cru au fond d’eux-mêmes que le bourdon de Dios pouvait régenter ce monde-ci et l’autre.

Dans le brusque silence qui s’ensuivit, on entendit le léger tintement, très haut, d’un couteau qu’on coinçait entre deux plaques de marbre noir.

* * *

La pyramide palpitait sous Teppic, et le marbre était aussi glissant que de la glace. La pente ne l’aidait pas autant qu’il l’avait cru.

Le truc, se dit-il, c’est de ne pas regarder en l’air ni en bas, mais droit devant, dans le marbre, de diviser la hauteur invraisemblable en autant d’étapes faciles à franchir. Tout comme le temps. C’est comme ça qu’on survit à l’infini, on l’élimine en le fractionnant en petits bouts.

Il eut conscience de cris sous lui et jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Il avait à peine gravi un tiers de la hauteur, mais il voyait la foule de l’autre côté du fleuve, masse grise mouchetée des taches pâles des visages levés. Plus près, l’armée blême des morts, face au petit groupe gris des prêtres mené par Dios. Il y avait de la dispute dans l’air, semblait-il.

Le soleil touchait l’horizon.

Il leva la main, localisa l’interstice suivant, trouva une prise…

* * *

Dios repéra la tête de Ptaclusp qui pointait son nez par-dessus les débris et il envoya deux prêtres le chercher. Ils le ramenèrent, suivis de IIb, son frère soigneusement plié sous le bras.

« Qu’est-ce qu’il fait, le gamin ? demanda Dios.

— Ô Dios, il a dit qu’il allait faire embraser la pyramide, répondit Ptaclusp.

— Comment peut-il y arriver ?

— Ô Dios, il a dit qu’il allait coiffer la pyramide avant le coucher du soleil.

— C’est possible ? » demanda Dios en se tournant vers l’architecte. IIb hésita.

« Peut-être, dit-il.

— Et qu’est-ce qui va se passer ? On va retourner dans le monde normal ?

— Ben, ça dépend si l’effet dimensionnel progresse par paliers, comme qui dirait, et se stabilise à chaque niveau, ou si, au contraire, la pyramide agit comme un morceau de caoutchouc sous tension… »

Il bafouilla avant de se taire sous l’intensité du regard de Dios.

« Je ne sais pas, avoua-t-il.

— Retourner dans le monde normal, fit Dios. Ce n’est pas notre monde. Notre monde, c’est la Vallée. Un monde d’ordre. Les hommes ont besoin d’ordre. »

Il pointa son bourdon.

« C’est mon fils ! s’écria Teppicymon. Je te défends de lui faire quoi que ce soit ! C’est le roi ! »

Les rangs des ancêtres vacillèrent, mais le charme ne fut pas rompu.

« Euh… Dios », hasarda Koomi.

Dios se retourna, les sourcils levés.

« Vous avez parlé ? dit-il.

— Euh… si c’est vraiment le roi, euh… je… enfin, on pense que vous pourriez peut-être le laisser faire. Hum… Vous ne trouvez pas que ce serait une bonne idée ? »

Le bourdon de Dios se cabra, et les prêtres sentirent les doigts glacés de la prudence leur geler les membres.

« J’ai donné ma vie pour le Royaume, déclara le grand prêtre. Je l’ai donnée et redonnée. Tout ce qui existe, c’est moi qui l’ai créé. Je ne peux pas laisser tomber maintenant. »

C’est alors qu’il vit les dieux.

* * *

Teppic se hissa encore de cinquante centimètres puis descendit doucement la main pour dégager un couteau du marbre. Ça ne marcherait pas. L’escalade au couteau ne convenait que pour des passages courts et délicats ; de toute façon elle était mal vue car elle laissait supposer qu’on s’était trompé de route. Elle ne convenait pas pour ce type d’exercice, à moins d’avoir des couteaux en nombre illimité.