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Il jeta un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule tandis que des ombres hachurées dansaient sur le flanc de la pyramide.

Surgissant du coucher du soleil où ils s’étaient livrés à leurs éternelles chamailleries, les dieux refaisaient surface.

Ils traversaient de leur démarche chancelante les champs et les massifs de roseaux et se dirigeaient droit sur la pyramide. Tout stupides qu’ils étaient, ils comprenaient de quoi il retournait. Peut-être même qu’ils comprenaient ce que tentait Teppic. Difficile d’être sûr, avec leurs têtes de ménagerie, mais on les sentait sérieusement en rogne.

* * *

« Est-ce qu’ils vont vous obéir, Dios ? fit le roi. Est-ce que vous allez leur dire que le monde ne devrait jamais changer ? »

Dios leva les yeux vers les créatures qui pataugeaient dans le fleuve et se bousculaient. Trop de dents, trop de langues pendantes. Les éléments humains de leur anatomie muaient et disparaissaient. Un dieu de la Justice à tête de lion – Put, Dios se souvint de son nom – se servait de ses écailles comme d’un fléau pour frapper un dieu du fleuve. Chefet, le dieu à tête de chien de la Ferronnerie, grondait et attaquait ses congénères au hasard à coups de marteau ; Chefet, songea Dios, le dieu qu’il avait créé pour servir d’exemple aux hommes dans l’art du fil de fer, du filigrane et de la finesse.

Tout avait bien marché, pourtant. Il avait pris une peuplade du désert et lui avait montré tout ce qu’il se rappelait des arts de la civilisation et des secrets des pyramides. Il avait alors eu besoin des dieux.

Un seul ennui avec les dieux : dès qu’ils ont assez de fidèles pour croire en eux, ils se mettent à exister. Et ce qui se met à exister ne correspond pas au modèle initialement désiré.

Chefet, Chefet, songea Dios. L’orfèvre-bijoutier, le tisserand du métal. Maintenant il est sorti de nos têtes, et voyez comme ses ongles se transforment en griffes…

Ce n’est pas du tout comme ça que je l’ai imaginé.

« Arrête-toi, lança-t-il. Je t’ordonne de t’arrêter ! Tu vas m’obéir. C’est moi qui t’ai créé ! »

Ils ignorent aussi la gratitude.

Le roi Teppicymon sentit le pouvoir autour de lui s’affaiblir tandis que Dios consacrait toute son attention à des questions de dogme. Il vit la toute petite silhouette à mi-chemin du sommet de la pyramide, il la vit chanceler.

Les autres ancêtres la virent aussi et, comme un seul cadavre, ils n’hésitèrent plus. Dios pouvait attendre.

Ça, c’était la famille.

* * *

Teppic entendit le claquement sec du manche qui se brisait sous son pied, glissa un peu et se retrouva suspendu par une main. Il lui restait encore un couteau planté au-dessus de lui, mais… non, inutile d’y penser. Hors de portée. En tout état de cause, il se sentait les bras comme des bouts de corde mouillée. Mais s’il se laissait glisser bras et jambes écartés, il arriverait peut-être à freiner suffisamment la chute…

Il baissa le regard et vit les grimpeurs monter vers lui, comme une marée qui déferlait vers le haut.

Les ancêtres s’élevaient sans bruit sur le flanc de la pyramide, comme des plantes grimpantes, chaque nouvelle rangée prenait position sur les épaules de la génération précédente, que les plus jeunes escaladaient à leur tour. Des mains décharnées saisirent Teppic lorsque la vague d’édifiscaladeurs le submergea, et il se sentit tantôt poussé, tantôt tiré vers le haut de la pente. Des voix comme des grincements de sarcophages lui emplirent les oreilles, geignant des encouragements.

« Bravo, petit, gémit une momie décrépite en le hissant à bras-le-corps sur ses épaules. Tu me fais penser à ce que j’étais de mon vivant. À toi, fiston.

— Je le tiens, fit le cadavre au-dessus qui souleva sans peine Teppic sur un bras tendu. Un bel esprit de famille, mon gars. Tu as le bonjour de ton arrière-arrière-arrière-grand-oncle, mais ça m’étonnerait que tu me reconnaisses. Chaud là-haut ! »

D’autres ancêtres dépassaient Teppic tandis qu’il montait de main en main. Des doigts antiques aussi durs que l’acier l’étreignaient et le halaient.

La pyramide s’étrécissait.

Tout en bas, Ptaclusp regardait la scène d’un air songeur.

« Quelle main-d’œuvre, fit-il. Je veux dire, ceux du dessous supportent tout le poids !

— P’pa, dit IIb, je crois qu’on ferait mieux de nous sauver en vitesse. Les dieux se rapprochent.

— Tu crois qu’on pourrait les employer ? fit Ptaclusp en l’ignorant. Ils sont morts, ils ne demanderont sans doute pas de gros salaires, et…

— P’pa !

— …se construirait plus ou moins toute seule…

— Tu as dit plus de pyramides, p’pa. Plus jamais, tu as dit. Allez, viens ! »

Teppic parvint au sommet en s’aidant des pieds et des mains, soutenu par les deux derniers ancêtres. L’un était son père.

« Je ne crois pas que tu connaisses ton arrière-grand-mère », dit-il en indiquant la silhouette bandelettée plus petite qui hocha gentiment la tête à l’adresse de Teppic. Le jeune homme ouvrit la bouche.

« On n’a pas le temps, dit-elle. C’est très bien, ce que tu fais. »

Il jeta un coup d’œil au soleil ; en vieux professionnel, l’astre choisit cet instant pour basculer de l’autre côté de l’horizon. Les dieux avaient traversé le fleuve – seule leur tendance à se pousser et se bousculer entre eux avait ralenti leur progression – et ils titubaient parmi les bâtiments de la nécropole. Plusieurs s’étaient attroupés près de Dios.

Les ancêtres se laissèrent tomber, glissèrent en bas de la pyramide aussi vite qu’ils l’avaient escaladée, abandonnant Teppic tout seul sur quelques décimètres carrés de pierre.

Deux étoiles apparurent.

Le jeune homme vit à ses pieds les formes blanches des ancêtres se hâter pour des raisons sans doute personnelles, titubant à une vitesse surprenante vers le large ruban du fleuve.

Les dieux se désintéressèrent de Dios, cet étrange petit humain à la voix cassée armé d’un bâton. Le dieu le plus proche, un machin à tête de crocodile, déboucha d’une démarche saccadée sur la place devant la pyramide, leva la tête et tendit une patte vers Teppic. Lequel se fouilla en quête d’un couteau, en se demandant quel modèle convenait aux dieux…

Et le long du Jolh les pyramides commencèrent à décharger dans un embrasement vacillant leur maigre réserve de temps accumulé.

* * *

Prêtres et ancêtres prirent la fuite lorsque la terre se mit à trembler. Même les dieux eurent l’air désorientés.

IIb empoigna son père par le bras et l’entraîna de force.

« Viens ! lui hurla-t-il dans l’oreille. Faut pas rester dans le coin quand elles se déchargent ! Sinon, c’est sur un cintre qu’on va te mettre au lit ! »

Autour d’eux plusieurs autres pyramides s’embrasèrent, lancèrent de tout petits feux nasillards à peine visibles dans les derniers reflets du couchant.

« P’pa ! Faut qu’on s’en aille, je te dis ! »

Ptaclusp fut traîné en arrière sur le dallage ; il ne quittait pas des yeux la lourde masse de la Grande Pyramide.

« Il y a encore quelqu’un là-bas, regarde », dit-il, et il pointa un doigt vers une silhouette seule sur la place.

IIb scruta la pénombre.

« Rien que Dios, le grand prêtre, précisa-t-il. J’imagine qu’il a une idée derrière la tête, vaut mieux éviter de se mêler des affaires des prêtres, et maintenant tu viens, oui ou non ? »