Le dieu à tête de crocodile tourna son museau d’un côté puis de l’autre et s’efforça d’accommoder sur Teppic sans l’avantage de la vision binoculaire. De près, son corps était légèrement transparent, comme si un dessinateur en avait tracé les contours mais s’était lassé avant d’ombrer l’intérieur. Il marcha sur une petite tombe et la réduisit en miettes.
Une patte comme une flottille de canoës armés de griffes plana au-dessus de Teppic. La pyramide trembla et la pierre sous ses pieds dégagea de la chaleur, mais elle ne manifesta aucune intention de s’embraser.
La patte descendit. Teppic tomba sur un genou et, en désespoir de cause, brandit le couteau des deux mains au-dessus de sa tête.
La lumière étincela à la pointe de la lame, et c’est alors que la Grande Pyramide s’embrasa.
Elle commença dans un silence absolu, projeta à la verticale un trait de feu aveuglant qui changea l’ensemble du royaume en un enchevêtrement d’ombres noires et de lumière blanche, un feu capable de transformer les observateurs non seulement en statues de sel mais en service à condiments complet. Elle explosa à la façon d’un pissenlit qui se déploie, aussi muette que la lumière des étoiles, aussi blessante qu’une supernova.
La nécropole baignait dans cette chose inouïe depuis quelques secondes lorsque le son vint enfin : un son à s’insinuer jusque dans les os, à s’infiltrer dans la moindre cellule du corps et à chercher non sans succès à la retourner comme un gant. Un son trop puissant pour qu’on le qualifie de bruit. Il existe en effet un son tellement puissant qu’on ne peut pas l’entendre, et c’était celui-là.
Il finit par daigner descendre la gamme cosmique pour devenir modestement le bruit le plus retentissant jamais perçu par les oreilles qui le subirent.
Le bruit cessa, et l’espace s’emplit du tintement métallique et sourd du silence qui retombe brusquement. La lumière disparut, et des images résiduelles bleues et violettes transpercèrent la nuit. Ce n’était pas le silence ni l’obscurité qui suivent une conclusion, mais une pause, comme le moment d’équilibre où le ballon lancé en l’air perd de sa vitesse, où les lois de la pesanteur ne se sont pas encore signalées à son attention, et où il s’imagine, l’espace d’un instant, que le pire est passé.
Cette fois-ci, il y eut en guise d’annonce un sifflement strident qui fusa du ciel dégagé et un tourbillon qui devint une lueur, une flamme, puis un embrasement ; lequel chut en grésillant, pénétra dans la pyramide, s’enfonça dans la masse de marbre noir. Des doigts comme des éclairs jaillirent en crépitant et s’échouèrent sur les tombes plus petites tout autour, si bien que des serpents de feu blanc sinuèrent de pyramide en pyramide dans la nécropole et que l’atmosphère se mit à empester la pierre brûlée.
Au milieu de la tempête de feu, la Grande Pyramide parut se soulever de quelques centimètres, sur un faisceau incandescent, et pivoter de quatre-vingt-dix degrés. Il devait sûrement s’agir de cette forme d’illusion d’optique qui se produit même quand personne ne regarde.
Puis, avec une lenteur trompeuse et une grande dignité, elle explosa.
Le terme est certainement trop grossier. Voici ce qu’elle fit : elle se brisa lourdement en morceaux de la taille de bâtiments entiers qui se séparèrent les uns des autres et se dispersèrent sereinement au-dessus de la nécropole. Plusieurs heurtèrent d’autres pyramides auxquelles ils causèrent de gros dégâts d’une manière indolente, distraite, puis rebondirent en silence pour s’écraser derrière une petite montagne de gravats.
C’est à cet instant seulement que survint la déflagration. Elle dura longtemps.
Le Royaume baignait dans un nuage de poussière grise.
Ptaclusp se mit péniblement debout, avança doucement à tâtons et buta dans quelqu’un. Il frissonna à la pensée des spécimens qu’il avait vus en vadrouille dans les parages ces derniers temps, mais il avait du mal à réfléchir, comme après un coup sur la tête…
« C’est toi, mon gars ? hasarda-t-il.
— C’est toi, p’pa ?
— Oui.
— C’est moi, p’pa.
— J’en suis bien content, fiston.
— Tu vois quelque chose ?
— Non. Le brouillard complet.
— Les dieux soient loués, j’ai cru que c’était moi.
— C’est bien toi, non ? Tu l’as dit.
— Oui, p’pa.
— Ton frère, ça va ?
— Je l’ai mis à l’abri dans ma poche, p’pa.
— Bon. Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. »
Ils progressèrent centimètre par centimètre, gravirent péniblement des blocs de maçonnerie qu’ils distinguaient à peine.
« Quelque chose a explosé, p’pa, dit lentement IIb. Je crois que c’était la pyramide. »
Ptaclusp se frotta le sommet du crâne, là où deux tonnes de roche volante avaient failli, à un cheveu près, le qualifier pour une de ses propres pyramides. « D’après moi, c’est ce ciment douteux qu’on a acheté à Merco l’Éphébien…
— À mon avis, c’était un peu plus grave qu’un linteau litigieux, p’pa. À mon avis, c’était même beaucoup plus grave.
— Ça m’a plutôt fait l’effet d’un trucmachin, trop de sable…
— Je crois que tu devrais trouver un coin où t’asseoir, p’pa, dit IIb aussi gentiment que possible. Tiens, je te confie Deux-za. Ne le lâche pas. »
Il continua tout seul, escalada un bloc qui avait tout l’air de marbre noir. Ce qu’il voulait, c’était un prêtre. Il fallait bien qu’ils servent à quelque chose, et le moment lui paraissait bienvenu. Pour trouver le réconfort, ou peut-être, se disait-il obscurément, pour leur cogner la tête avec un caillou.
Mais il tomba sur quelqu’un qui toussait à quatre pattes. IIb aida le quidam à se relever – c’était bel et bien un quidam, il avait un instant craint que ce ne soit pas humain – et l’installa sur un autre bloc de… oui, de marbre, sûrement.
« Vous êtes prêtre ? demanda-t-il en farfouillant dans les gravats.
— Je suis Aneth. Chef embaumeur, marmonna la silhouette.
— Ptaclusp IIb, archi… » Il pressentit alors que les architectes n’allaient pas être très populaires dans le pays pendant un moment, aussi rectifia-t-il : « Je suis ingénieur. Vous allez bien ?
— Sais pas. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Je crois que la pyramide a explosé, le renseigna spontanément IIb.
— On est morts ?
— Je ne pense pas. Vous marchez et vous parlez, après tout. »
Aneth frissonna. « Ça ne veut rien dire, croyez-moi. C’est quoi, un ingénieur ?
— Oh, quelqu’un qui construit des aqueducs, répondit vite IIb. C’est le truc à la mode, vous savez. »
Aneth se mit debout, un peu flageolant.
« Faut que je trouve à boire, dit-il. Allons au fleuve. »
Ils trouvèrent d’abord Teppic.
Il s’accrochait à un petit bout de pyramide tronquée qui avait creusé un cratère de bonne taille à l’atterrissage.
« Je le connais, dit IIb. C’est le gars qui était en haut de la pyramide. C’est absurde, comment il a pu survivre à ça ?
— Et pourquoi il y a du blé qui pousse partout ? s’étonna Aneth.
— Je veux dire, il se produit peut-être une espèce de phénomène quand on se trouve au centre de l’embrasement, un truc comme ça, pensa tout haut IIb. Une zone de non-turbulence ou autre chose, comme au milieu d’un tourbillon… » Il tendit instinctivement la main vers sa tablette de cire, puis s’arrêta. L’homme n’est pas censé comprendre les affaires dont il se mêle. « Il est mort ? demanda-t-il.