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« Coquet, dit-il, emballant dans ces deux malheureuses syllabes des millénaires d’agglutination architecturale. Tu ne devineras jamais ce qui nous est arrivé ; on longeait la côte et tout d’un coup on est tombés sur ce fleuve. Que des falaises, et la minute d’après : un fleuve. Drôle de truc, je me suis dit. Je parie que ce bon vieux Teppic se trouve quelque part dans le coin, en amont.

— Où est Ptorothée ?

— Je savais que tu te plaignais de ne pas avoir tes aises chez toi, alors on t’a apporté ce tapis.

— J’ai dit : où est Ptorothée ? »

L’équipage s’écarta ; il ne resta plus qu’un Alfonz tout sourire qui trancha les ficelles autour du tapis et lui donna une secousse énergique.

Le tapis se déploya aussitôt par terre dans une rafale de moutons, de mites et enfin de Ptorothée qui continua de rouler et dont la tête vint heurter la chaussure de Teppic.

Il l’aida à se relever et s’efforça de lui retirer des moutons des cheveux tandis qu’elle vacillait, tout étourdie. Elle l’ignora pour se tourner vers Chidder, rouge de fureur et de sous-oxygénation.

« J’aurais pu mourir là-dedans ! brailla-t-elle. Je n’aurais pas été la première, vu l’odeur ! Sans parler de la chaleur !

— Ç’avait marché pour la reine Machintruc, vous avez dit, Ram-Dam-Hourra ou je ne sais qui, fit Chidder. Faut pas m’en vouloir, chez nous un collier ou une babiole, c’est ce qu’on offre d’habitude.

— Je parie qu’elle avait un tapis correct, elle, fit sèchement Ptorothée. Pas un machin qui a traîné dans une saleté de cale pendant six mois.

— Estimez-vous heureuse qu’on en avait un, dit Chidder avec douceur. C’était une idée à vous.

— Huh », lâcha Ptorothée.

Elle se tourna vers Teppic. « Salut, dit-elle. Je voulais vous faire une surprise originale.

— C’est réussi, répliqua Teppic avec ferveur. Très réussi. »

* * *

Chidder était allongé sur une banquette dans la vaste véranda du palais, tandis que trois servantes se relayaient pour lui peler des raisins. Un pichet de bière rafraîchissait à l’ombre. Le jeune homme souriait aimablement.

Sur une couverture voisine, lui aussi allongé mais sur le ventre, Alfonz se sentait terriblement gêné. La maîtresse des femmes avait découvert, outre les tatouages de ses avant-bras, qu’il arborait sur le dos un véritable catalogue illustré de pratiques exotiques, et elle avait demandé aux filles de venir parfaire leur éducation. Il grimaçait de temps en temps quand elle insistait avec sa baguette sur des détails particulièrement intéressants, et il enfonçait ses doigts bien profond dans ses grandes oreilles balafrées pour ne plus entendre les gloussements.

À l’autre bout de la véranda, dans un coin où on les laissait seuls par accord tacite, Teppic était assis en compagnie de Ptorothée. Les choses n’allaient pas trop bien.

« Tout est différent, dit-il. Je ne vais pas être roi.

— Vous êtes le roi, répliqua-t-elle. Vous ne pouvez rien y changer.

— Si. Je peux abdiquer. C’est très simple. Si je ne suis pas vraiment le roi, alors je peux m’en aller quand ça me chante. Si je suis bien le roi, alors la parole royale est sans appel et j’abdique. Si on peut changer de sexe par décret, on peut sûrement changer de rang. Ils trouveront bien un parent pour faire le boulot. Je dois en avoir des douzaines.

— Le boulot ? De toute façon, il n’y a que votre tantine, vous avez dit. »

Teppic se renfrogna. Tout bien réfléchi, tante Cleph-ptah-re n’était pas le monarque idéal pour un royaume à l’aube d’un nouveau départ. Elle avait des avis bien arrêtés sur tout un tas de sujets, mais les trois quarts du temps ils impliquaient d’écorcher vifs ceux qu’elle désapprouvait. Et pour commencer, la plupart de ses concitoyens de moins de trente-cinq ans.

« Ben, quelqu’un d’autre alors, dit-il. Ça ne devrait pas être difficile, on a toujours eu plus de nobles qu’il n’était vraiment nécessaire. Suffit d’en trouver un qui fait le rêve des vaches.

— Oh, celui des vaches grasses et des vaches maigres ? demanda Ptorothée.

— Oui. C’est comme qui dirait ancestral.

— C’est une vraie calamité, ce rêve-là, ça, je le sais. Il y a toujours une des vaches qui sourit et qui joue du vilebrophone.

— Moi, ça m’a l’air d’un trombone.

— C’est un vilebrophone de cérémonie, si vous regardez bien.

— Bah, j’imagine que chacun le voit à sa façon. Je ne crois pas que ce soit important. » Il soupira et s’intéressa au déchargement de l’Anonyme. On aurait dit que le bateau débarquait plus de matelas de plumes que prévu, et plusieurs débardeurs qui descendaient d’un air nonchalant la passerelle, l’air de réfléchir à autre chose, portaient des boîtes à outils et des bouts de tuyaux.

« À mon avis, vous allez avoir du mal, reprit Ptorothée. Vous ne pouvez pas dire : “Tous ceux qui rêvent de vaches, un pas en avant s’il vous plaît. ” Vous vendriez la mèche.

— Je ne vais tout de même pas attendre que quelqu’un m’en parle d’abord, hein ? fit-il sèchement. Il y a combien de chances pour qu’on vienne me dire : « Hé, j’ai fait un drôle de rêve avec des vaches cette nuit » ? En dehors de vous, bien sûr. »

Ils se regardèrent, l’œil rond.

* * *

« Et c’est ma sœur ? » fit Teppic.

Les prêtres opinèrent. Il revenait à Koomi de l’exprimer par des mots. Il venait de passer dix minutes à consulter les archives avec la maîtresse des femmes.

« Sa mère était, euh… la favorite de feu votre père, dit-il. Il s’est beaucoup intéressé à son éducation, comme vous savez, et, euh… il semble que… oui. C’est peut-être votre tante, évidemment. Les concubines ne sont pas très douées pour la paperasserie. Mais plus probablement votre sœur. »

Ptorothée le regarda, les yeux pleins de larmes.

« Ça ne fait pas de différence, hein ? » chuchota-t-elle.

Teppic se contempla les chaussures.

« Si, répondit-il. Je crois que ça en fait une, oui. » Il leva les yeux sur elle. « Mais vous… tu peux être reine », ajouta-t-il. Il posa un regard noir sur les prêtres. « N’est-ce pas ? » lança-t-il d’un ton ferme.

Les grands prêtres se considérèrent entre eux. Puis ils considérèrent Ptorothée, toute seulette, les épaules agitées de tremblements. Petite, formée au palais, habituée à recevoir des ordres… Ils se tournèrent vers Koomi.

« Elle serait idéale », dit-il. Il y eut un murmure d’approbations soudain sans réserves.

« Alors voilà », dit Teppic d’un air consolateur.

Elle le fustigea des yeux. Il recula.

« Je vais donc m’en aller, reprit-il, je n’ai pas de bagages à faire, c’est parfait.

— Comme ça ? fit-elle. Et c’est tout ? Tu n’as rien d’autre à dire ? »

Il hésita, à mi-chemin de la porte. Tu pourrais rester, songea-t-il. Mais ça ne marcherait pas. Ça se terminerait en affreux gâchis ; vous finiriez sûrement par partager le royaume entre vous deux. Ce n’est pas parce que le destin vous jette dans les bras l’un de l’autre qu’il a raison. De toute façon, tu n’es plus le même, tu es déjà sorti d’ici.

« Les chameaux sont plus importants que les pyramides, dit-il lentement. C’est une chose qu’il faudrait toujours se rappeler. »

Il prit ses jambes à son cou tandis qu’elle cherchait un projectile à lancer.