— N’importe », fit Aneth avec irritation. Il contempla d’un air malheureux l’intérieur de sa chope. C’était ça, l’ennui, aujourd’hui, se disait-il. Fallait d’abord se rappeler dans quel siècle on était.
Il lança un regard noir à un plateau de canapés. C’était la mode, ces temps-ci. Tout le monde trouvait à bricoler…
Il prit une olive, la tourna et la retourna dans ses doigts.
« J’dirais pas la même chose de notre ancien travail, remarquez, reprit Gern en vidant le pichet, mais je parie que vous, vous en étiez fier, maître… enfin, Aneth. Vous savez, quand toutes vos coutures tenaient bien. »
Aneth, sans quitter l’olive des yeux, porta rêveusement une main à sa ceinture et saisit un de ses tout petits couteaux réservés aux tâches délicates.
« Je disais donc, vous devez vous sentir drôlement embêté de vous retrouver au chômage », fit Gern.
Aneth pivota sur place pour obtenir davantage de lumière et respira fortement tandis qu’il se concentrait.
« Mais vous vous en remettrez, dit Gern. L’important, c’est d’éviter que ça vous tracasse…
— Pose ce noyau quelque part, fit Aneth.
— Pardon ?
— Pose ce noyau quelque part. »
Gern haussa les épaules et lui prit le noyau des doigts.
« Bien, fit Aneth, la voix soudain frémissante et résolue. Maintenant, passe-moi un morceau de piment rouge… »
Et le soleil brilla sur le delta, cette petite infinité de bouquets de roseaux et de berges vaseuses où le Jolh déposait le limon du continent. Des échassiers s’adonnaient à leurs courbettes, en quête de nourriture dans le dédale vert des végétaux, et des milliards de moucherons zigzaguants dansaient au-dessus de l’eau saumâtre. Ici, au moins, le temps s’était toujours écoulé au gré du delta qui insufflait deux fois par jour l’onde neuve et froide de la marée.
D’ailleurs, elle montait, la marée, et ses premières vaguelettes frangées d’écume s’infiltraient entre les roseaux.
Ici et là, d’antiques bandelettes détrempées se déroulaient, ondoyaient un instant comme des serpents hors d’âge puis, sans plus de chichis, se dissolvaient.
« C’EST TOUT À FAIT IRRÉGULIER.
— Pardon. Ce n’est pas de notre faute.
— VOUS ÊTES COMBIEN ?
— Plus de mille trois cents, j’en ai peur.
— BON, TRÈS BIEN. FAITES LA QUEUE, S’IL VOUS PLAIT. »
Sale-Bête regardait son râtelier vide de foin.
Le râtelier représentait un sous-ordre dans l’ensemble « foin », comprenant des valeurs arbitraires entre zéro et K.
Il ne contenait pas de foin. Il pouvait parfaitement avoir une valeur négative de foin, mais à ventre affamé la différence entre pas de foin et moins n foin n’offre pas grand intérêt.
Il avait beau prendre le problème par n’importe quel bout, il obtenait toujours la même réponse. C’était une équation d’une simplicité classique. Elle avait une certaine élégance raffinée qu’il n’était pas pour l’heure en mesure d’apprécier.
Sale-Bête se sentait maltraité et floué. Rien de franchement exceptionnel là-dedans, pourtant, c’est une humeur normale chez un chameau. Il s’agenouilla avec patience pendant que Teppic remplissait les sacoches de selle.
« On évitera Ephèbe, dit ouvertement Teppic à l’animal. On va remonter de l’autre côté de la mer Circulaire, peut-être pousser jusqu’à Quirm, ou même franchir les montagnes du Bélier. Les pays, ça ne manque pas. Et si on cherchait des villes perdues, hein ? Je suis sûr que ça te plairait. »
C’est une erreur de vouloir dérider les chameaux. Autant lâcher des meringues dans un trou noir.
La porte à l’autre bout de l’écurie s’ouvrit à la volée. C’était un prêtre. Il avait l’air drôlement agité. Les prêtres n’arrêtaient pas de courir aujourd’hui, ils n’étaient pas habitués à ça.
« Euh… commença-t-il. Sa Majesté vous ordonne de ne pas quitter le royaume. »
Il toussa.
« Il y a une réponse ? » demanda-t-il.
Teppic réfléchit. « Non, répondit-il. Je ne crois pas.
— Alors je vais lui dire que vous passerez la voir tout à l’heure, d’accord ? fit le prêtre d’une voix pleine d’espoir.
— Non.
— C’est bien joli, pour vous, de dire ça », fit avec aigreur le prêtre avant de s’éclipser.
Il fut remplacé quelques minutes plus tard par Koomi, la figure toute rouge.
« Sa Majesté vous prie de ne pas quitter le royaume. »
Teppic grimpa sur le dos de Sale-Bête et lui donna de petits coups de bâton.
« Elle ne rigole pas, dit Koomi.
— J’en suis sûr.
— Elle aurait pu vous jeter aux crocodiles sacrés, vous savez.
— Je n’en ai pas vu beaucoup aujourd’hui. Comment vont-ils ? » fit Teppic en donnant un autre coup à sa monture.
Il sortit à dos de chameau dans la lumière acérée du jour et enfila les rues en terre battue que le temps avait rendue plus dure que la pierre. Elles grouillaient de monde. Et tout le monde l’ignorait.
C’était une sensation merveilleuse.
Il suivit la route jusqu’à la frontière et ne s’arrêta qu’une fois en haut de l’escarpement, le dos à l’étendue de la vallée. Un vent chaud soufflait du désert et agitait les buissons de syphacias tandis qu’il attachait Sale-Bête à l’ombre, grimpait un peu plus loin dans les rochers et contemplait le pays qu’il venait de quitter.
Une vieille vallée, si vieille qu’on aurait pu la croire antérieure au reste du monde qu’elle avait ensuite regardé se former autour d’elle. Teppic s’allongea, la tête sur les bras.
Évidemment, elle s’était vieillie toute seule. Elle s’était privée d’avenir pendant des millénaires. Aujourd’hui le changement lui tombait dessus comme un mur sur un œuf.
Les dimensions devaient être plus compliquées qu’on se l’imaginait. Le temps aussi, sûrement. Et aussi les gens, même si les gens étaient davantage prévisibles.
Il regarda une colonne de poussière s’élever à l’extérieur du palais, se frayer un chemin à travers la ville, à travers l’étroite mosaïque des champs, disparaître un instant dans un bouquet de palmiers près de l’escarpement puis réapparaître au pied de la pente. Bien avant de le distinguer, il savait qu’un char roulait quelque part dans le nuage de sable.
Il glissa à bas des rochers et s’accroupit patiemment en bordure de route. Le char finit par passer en bringuebalant, s’arrêta un peu plus loin, effectua un demi-tour délicat dans l’espace étroit et revint à grand bruit.
« Qu’est-ce que tu vas faire ? » s’écria Ptorothée en se penchant par-dessus la barre d’appui.
Teppic s’inclina.
« Et pas de trucs comme ça ! cracha-t-elle.
— Ça ne te plaît pas d’être roi ? »
Elle hésita. « Si, dit-elle. Ça me plaît…
— Évidemment, tiens. Tu as ça dans le sang. Dans le temps on se battait comme des tigres. Frère contre sœur, oncle contre cousin. Affreux.
— Mais tu n’es pas obligé de partir ! J’ai besoin de toi, moi !
— Tu as des conseillers, fit Teppic avec douceur.
— Ce n’est pas ce que je veux dire, répliqua-t-elle sèchement. D’ailleurs, je n’ai que Koomi, et il n’est pas bon.
— Tu as de la chance. Moi, j’avais Dios, et lui, il était bon. Koomi sera bien mieux, tu apprendras beaucoup en n’écoutant pas ce qu’il dit. Tu peux aller loin avec des conseillers incompétents. Et puis Chidder te donnera un coup de main, j’en suis sûr. Il déborde d’idées. »