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Les yeux bordés de rose d’Arthur s’écarquillèrent.

« Tu es le fils d’un dieu ? chuchota-t-il.

— C’est comme ça quand on est roi, là d’où je viens, s’empressa de le renseigner Teppic. Il n’a pas grand-chose à faire. Ce sont les prêtres qui dirigent le pays, en réalité. Lui, il veille à ce que le fleuve déborde tous les ans, voyez, et il s’occupe de la Grande Vache de la Voûte Céleste. Enfin, il s’occupait.

— La Grande…

— Ma mère, expliqua Teppic. Tout ça est très embarrassant.

— Est-ce qu’il châtie les gens ?

— Je ne crois pas. Il ne m’a jamais dit. »

Arthur tendit la main vers le pied du lit. Le bouc, dans la confusion, avait brouté sa corde et passé la porte au petit trot en se jurant de laisser tomber la religion à l’avenir.

« Qu’est-ce que je vais prendre ! fit-il. J’imagine que tu ne peux pas demander à ton père d’expliquer au Grand Orm ce qui s’est passé ?

— Il pourrait peut-être, dit Teppic sans certitude. J’allais lui écrire demain, de toute façon.

— Le Grand Orm se trouve normalement dans l’un des enfers, d’où il surveille tout ce qu’on fait. Tout ce que je fais, toujours bien. Il ne reste plus que ma grand-mère et moi maintenant, et ma grand-mère ne fait pas grand-chose d’intéressant à surveiller.

— Je n’oublierai pas de lui dire.

— Tu crois que le Grand Orm va venir cette nuit ?

— Non, je ne crois pas. Je demanderai à mon père de penser à lui dire de ne pas venir. »

À l’autre bout du dortoir, Chidder était agenouillé sur le dos de Camembier et lui cognait la tête avec constance contre le mur.

« Répète, ordonna-t-il. Allez… “Il n’y a pas de mal…”

— “Il n’y a pas de mal quand un gars a le courage…” Tu vas voir, Chidder, sale…

— Je ne t’entends pas, Camembier.

— “… le courage de dire ses prières devant les autres”, espèce de pourri.

— Bien. N’oublie pas ça. »

Une fois les lumières éteintes, allongé dans son lit, Teppic réfléchissait à la religion. Un sujet assurément fort complexe.

La vallée du Jolh avait ses propres dieux, des dieux qui n’avaient rien à voir avec le monde extérieur. Elle en avait toujours tiré fierté. Les dieux étaient sages, justes, ils dirigeaient la vie des hommes avec doigté et prévoyance, il n’y avait pas à revenir là-dessus, mais des mystères subsistaient.

Par exemple, il savait que son père faisait lever le soleil, déborder le fleuve et ainsi de suite. C’était la base, la routine des pharaons depuis l’époque de Kaloteh, on n’allait pas remettre ces choses-là en doute. Une question se posait pourtant : est-ce qu’il faisait lever le soleil uniquement dans la Vallée ou partout dans le monde ? La première hypothèse paraissait la plus vraisemblable, à la réflexion, son père ne rajeunissait pas, mais c’était plutôt difficile de croire que le soleil se levait partout sauf dans la Vallée, d’où la conclusion pénible que le soleil se lèverait même si son père oubliait sa tâche, une éventualité tout à fait plausible. Il n’avait jamais vu le pharaon se décarcasser pour obliger le soleil à se lever, il fallait bien le reconnaître. On aurait pu s’attendre au moins à des grognements d’effort aux alentours de l’aube. Son père ne se levait qu’après le petit-déjeuner. Tout comme le soleil.

Il lui fallut du temps pour s’endormir. Le lit, malgré ce qu’en disait Chidder, était trop mou, le dortoir trop froid et, pire que tout, le ciel par la fenêtre trop sombre. Chez lui, les embrasements de la nécropole l’auraient illuminé de leurs flammes silencieuses et fantomatiques mais cependant familières et rassurantes, comme si les ancêtres veillaient sur leur vallée. Il n’aimait pas l’obscurité…

La nuit suivante dans le dortoir, l’un des gars originaire d’un peu plus loin sur la côte tenta timidement d’enfermer son voisin de lit dans une cage d’osier qu’il avait confectionnée en cours d’artisanat, puis de le faire griller. La nuit d’après, Snoxall, qui occupait le lit voisin de la porte et venait d’un petit pays perdu quelque part au milieu des forêts, se peinturlura en vert et demanda des volontaires pour qu’il leur enroule les intestins autour d’un arbre. Le jeudi, une petite guerre éclata entre ceux qui vénéraient la Déesse Mère sous son aspect lunaire et ceux qui la vénéraient sous la forme d’une grosse femme aux fesses monstrueuses. Après quoi les maîtres intervinrent pour expliquer que la religion, si elle avait du bon, menait parfois à des excès.

* * *

Teppic se disait qu’on ne pardonnait sûrement pas le manque de ponctualité. Mais il faudrait que Méricet l’attende à la tour, non ? Et lui s’y rendait par le chemin le plus direct. Le vieux ne pouvait pas y arriver le premier. Remarquez, il n’aurait pas dû non plus arriver le premier à la passerelle de la ruelle… Il a sûrement enlevé la planche avant mon épreuve orale, puis grimpé sur le toit pendant que j’escaladais le mur, songea Teppic sans en croire un mot.

Il courut le long d’une ligne de faîtes, les sens à l’affût de tuiles retirées ou de fils tendus. Son imagination peuplait le moindre recoin d’ombre de silhouettes aux aguets.

La tour du gong surgit devant lui. Il s’arrêta et la considéra. Il l’avait déjà vue des centaines de fois et l’avait presque aussi souvent escaladée, même si son niveau de difficulté atteignait tout juste 1,8 malgré le dôme de cuivre qui la chapeautait et dont l’ascension offrait un certain intérêt. Un point de repère familier, rien d’autre. Elle n’en était que plus effrayante à présent ; sa forme trapue se dressait en face de lui, menaçante sur le fond grisâtre du ciel.

Il reprit sa marche, plus lentement désormais, s’approcha de la tour en traversant en diagonale le toit faiblement pentu. Il lui vint à l’esprit qu’il avait ses initiales là-haut, sur le dôme, à côté de celles de Chiddy et de centaines d’autres jeunes assassins, et qu’elles y resteraient même s’il mourait cette nuit. Il y trouva un certain réconfort. Quoique pas beaucoup.

Il décrocha sa cordelette et la lança aisément jusqu’au large parapet qui courait sur tout le périmètre de la tour, juste sous le dôme. Il tirailla un peu dessus et entendit le claquement léger du grappin qui trouvait où s’accrocher.

Puis il tira aussi fort qu’il put en prenant appui d’un pied sur une souche de cheminée.

Brusquement, sans un bruit, un pan de parapet coulissa vers l’avant et bascula.

Il y eut un fracas lorsqu’il atterrit sur le toit en dessous avant de glisser sur les tuiles. Puis une autre pause, que ponctua un choc sourd au loin lorsqu’il s’écrasa dans la rue silencieuse. Un chien aboya.

Le calme régnait sur les toits. Là où s’était trouvé Teppic, le vent agitait l’air brûlant.

Au bout de plusieurs minutes, il émergea de l’ombre la plus épaisse d’une souche de cheminée, un sourire étrange et terrible aux lèvres.

Rien de ce que faisait l’examinateur ne pouvait être injuste. Les clients d’un assassin étaient invariablement assez riches pour s’offrir une protection extrêmement ingénieuse, qui allait jusqu’à engager des assassins à leur solde[5]. Méricet ne voulait pas le tuer ; il voulait seulement qu’il se tue tout seul.

Il s’approcha en crabe de la base de la tour et trouva un tuyau d’évacuation. On ne l’avait pas enduit de touglisse, à sa grande surprise, mais ses doigts légers et fureteurs découvrirent les aiguilles empoisonnées peintes en noir, collées sur la face interne du conduit. Il en retira une à l’aide de sa pince à épiler et la renifla.

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5

On disait que la vie ne valait pas cher à Ankh-Morpork. C’était, bien entendu, archifaux. La vie coûtait souvent les yeux de la tête ; c’est la mort qu’on pouvait avoir pour rien.