De la boursoufle distillée. Un produit plutôt onéreux, aux effets étonnants. Il sortit une petite fiole de verre de sa ceinture et ramassa autant d’aiguilles qu’il put, puis il enfila ses gants de protection et, à la vitesse d’un paresseux, entama son ascension.
« Il risque d’arriver, dans l’exercice de vos activités en ville, que vous vous retrouviez face à un collègue, peut-être même l’un de ces messieurs dont vous partagez en ce moment le banc. C’est un cas de figure tout à fait courant et que faites-vous monsieur Chidder non ne me dites rien je préfère ne pas le savoir vous viendrez me voir après le cours normal. Libre à chacun de se défendre de son mieux. Il existe cependant d’autres ennemis qui ne vous lâcheront pas d’une semelle, contre lesquels vous êtes cous mal préparés et qui sont, monsieur Camembier ? »
Méricet se retourna soudain de son tableau comme un vautour qui vient d’entendre un râle d’agonie et il pointa sa craie sur Camembier qui déglutit avec peine.
« La Guilde des Voleurs, monsieur, parvint-il à dire.
— Au tableau, mon garçon. »
Des rumeurs couraient à voix basse dans les dortoirs sur les sanctions que Méricet avait infligées par le passé aux élèves négligents, des sanctions toujours mal définies mais horribles. La classe se détendit. Méricet se concentrait généralement sur une seule victime à la fois, tout ce qui leur restait à faire maintenant, c’était de prendre l’air intéressé et de jouir du spectacle. Cramoisi jusqu’aux oreilles, Camembier se leva et s’avança dans l’allée entre les pupitres.
Le maître l’examina, la mine songeuse.
« Bien, voilà, dit-il, nous avons ici monsieur Camembier G., en maraude sur les toits instables. Notez les oreilles résolues. Le port assuré des genoux. »
La classe gloussa respectueusement. Camembier se fendit d’un sourire idiot et roula des yeux.
« Mais qui sont ces silhouettes sinistres qui ne le lâchent pas d’une semelle, hein ? Puisque vous trouvez ça drôle, monsieur Teppic, auriez-vous la bonté de donner la réponse à monsieur Camembier ? »
Teppic se figea au beau milieu d’un rire.
Le regard acéré de Méricet le transperça. On dirait Dios, le grand prêtre, songea Teppic. Même Père a peur de Dios.
Il savait ce qu’il aurait dû faire, mais pas question. Il aurait dû faire dans sa culotte.
« La préparation insuffisante, dit-il. La négligence. Le manque de concentration. Le mauvais entretien des outils. Oh, et l’excès de confiance en soi, monsieur. »
Méricet soutint son regard un moment, mais Teppic s’était entraîné sur les chats du palais.
Le professeur finit par esquisser un sourire bref qui n’avait absolument aucun lien de parenté avec l’humour, puis il lança la craie en l’air, la rattrapa et dit :
« Monsieur Teppic a tout à fait raison. Surtout pour l’excès de confiance en soi. »
Une saillie conduisait à une fenêtre ouverte, comme une invite. Il y avait de l’huile sur la saillie, et Teppic consacra plusieurs minutes à visser de petits crampons dans les fissures de la maçonnerie avant d’aller plus loin.
Il se suspendit facilement près de la fenêtre et entreprit de retirer de sa ceinture un ensemble de courtes tiges de métal. Elles étaient filetées à leurs extrémités, et après quelques secondes d’un travail diligent il obtint une canne de près d’un mètre au bout de laquelle il fixa un petit miroir.
Son dispositif ne lui révéla rien dans la pénombre de la pièce. Il ramena la canne et fit un nouvel essai, cette fois en y attachant sa capuche rembourrée de ses gants pour donner l’illusion d’une tête prudente qui se découpe dans l’encadrement de la fenêtre. Il s’attendait à ce qu’elle écope d’une fléchette ou d’un carreau d’arbalète, mais personne ne la prit pour cible.
Il avait froid maintenant, malgré la chaleur de la nuit. Le velours noir avait belle allure, mais c’est tout ce qu’on pouvait en dire. La tension et la fatigue l’avaient mis en nage, il baignait dans plusieurs litres d’eau.
Il s’avança.
Un mince fil noir était tendu sur l’appui de la fenêtre, et une lame en dents de scie vissée au châssis à guillotine relevé. Ce fut l’affaire d’un instant de bloquer le châssis avec d’autres tiges puis de couper le fil ; la fenêtre descendit de quelques millimètres. Il sourit dans le noir.
Un balayage avec une canne plus longue à l’intérieur de la pièce lui apprit qu’il y avait un plancher, apparemment vide de tout obstacle. Il y avait aussi un fil à hauteur de poitrine. Il ramena la canne, adapta un petit crochet à son extrémité, la retendit, accrocha le fil et tira.
Un carreau d’arbalète s’enfonça dans le vieux plâtre avec un claquement sourd.
Un morceau d’argile au bout de la même canne poussée doucement sur le plancher révéla plusieurs chardons métalliques. Teppic les ramena et les examina avec intérêt. Ils étaient en cuivre. S’il avait employé le coup de l’aimant, la méthode habituelle, il ne les aurait pas trouvés.
Il réfléchit un moment. Il avait dans son sac des jardinières à enfiler par-dessus ses chaussures. C’étaient des accessoires abominables pour se déplacer discrètement, mais il se les passa quand même aux pieds. (Les jardinières sont des galoches renforcées de métal. Elles prennent soin de vos plantes. Vieille blague d’assassin.)
Méricet était un adepte des poisons, après tout. De la boursoufle ! S’il en avait enduit les chardons, Teppic risquait de tapisser les murs. Plus la peine de l’enterrer, suffirait de refaire la décoration par-dessus[6].
Les règles. Méricet allait devoir suivre les règles. Le maître ne pouvait pas le tuer comme ça sans prévenir. Il s’arrangerait pour qu’il se tue tout seul, par négligence ou excès de confiance en soi.
Il se laissa tomber souplement dans la chambre et attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Quelques balayages de canne ne détectèrent plus de fils ; il y eut un craquement par terre lorsqu’une jardinière écrasa un chardon.
« Prenez votre temps, monsieur Teppic. »
Méricet se tenait debout dans un angle. Teppic entendit le faible grattement de son crayon lorsqu’il prit une note. Il s’efforça d’oublier le bonhomme. Il s’efforça de réfléchir.
Une silhouette était allongée sur un lit. Une couverture la masquait entièrement.
C’était la dernière épreuve. La chambre où tout se décidait. L’épreuve dont les diplômés ne parlaient jamais. Les recalés n’étaient plus là pour poser des questions.
Des choix défilèrent dans la tête de Teppic. En un pareil moment, se dit-il, des conseils divins ne seraient pas de trop. Où êtes-vous, papa ?
Il envia ses camarades d’école qui croyaient en des dieux intangibles séjournant très, très loin au sommet d’une montagne quelconque. On pouvait vraiment croire en de telles divinités. Mais on avait beaucoup de mal à croire en un dieu qu’on voyait tous les matins au petit-déjeuner.
Il décrocha son arbalète dont il vissa les éléments graissés. Ce n’était pas l’arme adéquate, mais il était à court de couteaux et avait les lèvres trop sèches pour la sarbacane.
Des petits bruits secs lui parvinrent depuis l’angle de la chambre. Méricet se tapotait négligemment les dents avec son crayon.
Il s’agissait peut-être d’un mannequin, là-dessous. Comment savoir ? Non, c’était forcément une personne réelle. Il connaissait les rumeurs qui couraient. Et s’il essayait les tiges… ?
Il fit non de la tête, leva l’arbalète et visa soigneusement. « Quand vous voudrez, monsieur Teppic. »
6
On extrait la boursoufle du poisson-globe pélagien,