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L’enlèvement d’Agathe fit grand bruit.

Plus exactement, il provoqua un véritable tremblement de terre qui secoua le Pays d’Ys tout entier ! D’abord parce que monsieur de Balangru, laissant son épouse pleurer pour deux la disparition de leur fille, fit un scandale et tempêta contre la Confrérie, qui selon lui n’avait pas fait son travail. Ensuite parce que la Confrérie, pour se racheter, fouilla le pays de fond en comble, en vain. Également parce que la présence de Gommons sur les côtes signifiait qu’Ys n’était plus à l’abri des menaces du Monde Incertain. Enfin parce que chacun craignait plus ou moins que l’Ombre ne soit derrière cette nouvelle provocation.

On gardait en effet très présents à la mémoire les méfaits que l’Ombre avait déjà accomplis : de la destruction de villages entiers par des bandes d’Orks sanguinaires (l’équivalent terrestre des Gommons, à la différence qu’ils étaient, eux, un pur produit du Monde Incertain) à la tentative presque réussie d’incendier Dashtikazar avec des boules de feu maléfiques. Il s’en était fallu à chaque fois d’un rien pour que les Chevaliers ou les Sorciers échouent à contrer ses attaques !

Les gens d’Ys se souvenaient tout particulièrement du jour où l’Ombre elle-même fut aperçue rôdant à proximité d’un hameau des Montagnes Dorées que ses monstres venaient de réduire à néant. Plus encore que les cadavres des malheureux villageois jonchant la route ou l’armée des Orks massée sur les hauteurs, c’était sa présence nébuleuse et glacée qui avait terrifié l’escouade de Chevaliers du Vent venue se porter à la rencontre de l’ennemi.

Le Pays d’Ys était en ébullition. Les Qamdars s’étaient réunis en assemblée et, dans les quartiers, villages et hameaux, les hommes se relayaient pour monter la garde. Les routes et les chemins résonnaient des galops des chevaux de la Confrérie, et l’on n’avait plus vu depuis longtemps autant de manteaux sombres sillonner villes et campagnes. Enfin, aujourd’hui était un jour particulier : non pas parce que c’était le premier jour des grandes vacances scolaires, mais parce que le Prévost avait convoqué dans son palais le Représentant des clans, le Grand Mage de la Guilde, le Commandeur de la Confrérie et le Délégué des corporations de commerçants et d’artisans. Les habitants d’Ys attendaient beaucoup de cette réunion au sommet.

– Alors, mon garçon, comment te sens-tu ? demanda Maître Qadehar à Guillemot alors qu’ils s’avançaient tous les deux dans le long corridor du palais du Prévost conduisant à la salle de réunion.

– Ça ira mieux quand ça sera terminé, répondit Guillemot en faisant une grimace.

Se retrouver convoqué par le Prévost en même temps que les plus grands personnages d’Ys avait en effet de quoi effrayer le garçon le plus brave ! Guillemot n’avait d’ailleurs accepté l’invitation qu’avec l’assurance de pouvoir être accompagné de son Maître.

– Bah ! répondit Qadehar en lui décochant un de ses sourires qui savaient lui réchauffer le cœur, après ce que tu as vécu, cet entretien, ce n’est pas si terrible !

– Ouais, grommela le garçon, n’empêche que je me demande si je ne préférerais pas affronter toute une bande de Gommons !

Qadehar rit franchement, bientôt rejoint par Guillemot. Depuis son exploit sur la plage face au monstre venu des flots, il était devenu un héros pour les gens d’Ys, à l’exception du père d’Agathe qui lui avait même clairement reproché de ne pas avoir sauvé sa fille, et de son oncle Urien qui s’était contenté de grogner qu’il avait eu de la chance de s’en tirer et que ce n’était pas la peine d’en faire toute une histoire.

Sa mère avait étrangement manifesté, une fois la peur passée, autant d’inquiétude que de fierté. Mais celui que cet épisode avait le plus marqué, c’était Thomas ; depuis que l’Apprenti Sorcier l’avait tiré des griffes du Gommon, le rejeton des Kandarisar portait sur lui un regard éperdu d’admiration et le suivait partout, comme il le faisait auparavant avec Agathe. Cela avait d’abord énervé Guillemot, puis, voyant qu’il n’arrivait pas à le faire changer d’attitude, il avait fini par en prendre son parti.

Ils arrivèrent devant la salle. Qadehar frappa contre la grande porte de chêne massif. Un garde vint leur ouvrir et les fit entrer. En face d’eux, assis autour d’une imposante table ronde, se tenaient le Prévost et ses illustres invités.

– Bonjour, bonjour, Maître Qadehar, c’est toujours une joie de vous revoir ! lança le seigneur des lieux à l’intention du Sorcier.

Le Prévost était un homme d’environ soixante-dix ans, à l’œil perçant et à la voix assurée. En son temps il avait été un chef de clan droit et avisé, ce qui lui avait valu d’être élu à ce poste avec une confortable majorité ; on le savait adroit en affaires et habile diplomate, sachant apprécier les conseils pertinents et malgré tout ferme dans ses décisions. Jusqu’à présent, les gens d’Ys n’avaient eu qu’à se féliciter de leur choix.

– Votre Honneur… répondit Qadehar en s’inclinant légèrement tandis que Guillemot s’efforçait de rester en retrait.

A la table se tenait également le Commandeur qui dirigeait la Confrérie, un colosse dans la force de l’âge, dont le visage couvert de cicatrices portait la trace de nombreuses batailles. Il avait été le meilleur Chevalier de sa génération, et ses pairs l’avaient choisi à l’unanimité pour remplacer son prédécesseur mort lors des violents combats que leur ordre avait dû mener dans les Montagnes Dorées contre les hordes d’Orks lancées par l’Ombre.

A ses côtés, le ventre rond et le regard vif, était assis le Délégué veillant aux intérêts des artisans et commerçants qui l’avaient élu. Bien que moins prestigieux que celui des quatre autres, son pouvoir était peut-être le plus concret, car des corporations dont il était le député dépendait la survie matérielle de tout le pays. Il entrait fréquemment en conflit avec le Prévost au sujet des produits qu’Ys importait du Monde Certain, mais c’était la règle du jeu et leur opposition ne sortait pas de ce cadre.

Un peu plus loin, un homme que Guillemot connaissait bien lui adressait des signes amicaux : c’était Utigern de Krakal, le père d’Ambre et de Coralie, que les Qamdars avaient choisi pour les représenter. Plutôt petit de taille et mince, les cheveux bruns et les yeux bleus, dont ses filles avaient hérité, étaient ce qui frappait le plus chez le personnage. De toutes les personnalités présentes, il était celui dont l’autorité semblait la plus contestable, tant l’on connaissait les rivalités qui divisaient les clans.

Enfin, en bout de table, sous la capuche de son manteau sombre, Charfalaq, le Grand Mage de la Guilde, un vieillard décharné et presque aveugle, tendait l’oreille en direction de ceux qui parlaient. « Ne te fie pas à son apparence, l’avait prévenu Qadehar, malgré son âge, notre Grand Mage reste un puissant Sorcier ! »

– Ah ! voilà sans doute Guillemot, Guillemot de Troïl, l’auteur des exploits de la semaine passée, dit le Prévost en se tournant vers le garçon. Approche, n’aie pas peur !

Tandis que Guillemot s’avançait timidement, le Prévost s’adressa à Utigern de Krakal dont il avait remarqué les signes de connivence en direction du garçon :

– Vous connaissez ce jeune homme, Utigern ?

– Bien sûr, Votre Honneur. Il faudrait être sourd, dans ma maison, pour ne pas en avoir entendu parler ! C’est que, ajouta-t-il avec un clin d’œil pour Guillemot, l’animal semble connaître un joli succès auprès des filles d’Ys !

Malgré la gravité des circonstances, tout le monde sourit. Guillemot, cramoisi, souhaita ardemment posséder dès à présent, si elle existait, la formule qui permettait de disparaître sous terre… Il reconnaissait bien là une mauvaise blague d’Ambre, qui avait dû profiter de ses déboires avec Agathe pour faire courir ce bruit auprès de son père ! Il se promit de régler ça avec elle, à la première occasion.