– Vous êtes sûrs que nous ne risquons rien avec les Korrigans ? demanda pour la cinquième fois Coralie qu’effrayaient toutes les histoires circulant à leur sujet.
– Absolument rien, lui répondit Romaric en bouclant son sac à dos. Dis-lui, Gontrand, moi j’en ai marre.
– A cette période de l’année, belle princesse, les Korrigans ne dansent qu’autour des menhirs et des dolmens : il suffit juste de choisir un endroit de la lande où il n’y en a pas ! De plus, ajouta-t-il, nous serons ce soir accompagnés par un farouche Chevalier et un puissant Sorcier !
– Ha, ha, ha… Très drôle ! lui lança Romaric. En attendant, qui portera le sac du repas, hein ? En tout cas pas un gringalet qui se plierait en deux au premier coup de vent !
– Ça suffit, les grincheux ! intervint Ambre en gagnant la porte de la cuisine.
Puis, frappant dans ses mains et contrefaisant la voix autoritaire d’un professeur, elle ordonna :
– Allez, mon groupe, on se dépêche !
Ils se jetèrent tous sur elle pour la faire taire.
La nuit tombait lentement.
Ils avaient marché longtemps avant de trouver l’endroit qui leur avait paru idéal, près d’un bosquet de frênes, au milieu de rochers bas rongés par les lichens. Ils avaient allumé un feu, mis les pommes de terre sous la cendre chaude, les saucisses piquées à l’extrémité de bâtons au-dessus des braises. Ils s’étaient régalés, tout en se racontant des histoires drôles qui leur avaient arraché d’inextinguibles fous rires. Puis ils avaient chanté ces vieilles chansons d’Ys, qui survivaient à chaque génération. Romaric et Coralie s’étaient ensuite plongés dans une conversation animée au sujet de l’ancien temps d’Ys, lui s’extasiant devant la bravoure des Chevaliers du Vent, et elle devant les parures des femmes de l’époque représentées sur quelques tapisseries. Gontrand avait sorti sa cithare de son étui.
– Qu’est-ce qu’on est bien ! soupira Ambre, allongée sur le dos pour mieux profiter des notes mélancoliques que Gontrand tirait de son instrument.
– Dommage que la vie entière ne soit pas comme ce moment, renchérit Guillemot qui s’était allongé à côté d’elle et qui, les mains sous la nuque, laissait son regard se perdre parmi les étoiles.
L’obscurité cachait leurs visages et seuls leurs regards brillaient. « Oui, se dit Guillemot, surpris de se sentir troublé par la jeune fille, dommage que la vie ne soit pas tout entière comme ce moment ! »
15 L’ATTAQUE
– Qu’est-ce qu’on fait cet après-midi ? demanda Coralie à la cantonade.
Le temps était maussade et tous accusaient la fatigue des nuits trop courtes et des jours où ils se dépensaient sans compter. Vautrés sur le tapis de la chambre de Guillemot, ils avaient déjà laissé passer la matinée sans rien faire, et il aurait pu en être de même pour le reste de la journée s’ils n’avaient pas réagi.
– C’est vrai, quoi, continua-t-elle, pour une fois que l’on a Guillemot avec nous !
Qadehar, appelé d’urgence dans un monastère de la Guilde, avait dû s’absenter, et son élève profitait d’un après-midi de liberté imprévu.
– Et si on allait au cinéma ? proposa Gontrand.
– Bonne idée ! applaudit Ambre. Il passe quoi à Troïl, cette semaine ?
– Je crois que c’est un vieux film sur des machines qui remontent le temps, répondit Coralie.
– Bon, reprit la jeune fille, qui est pour ?
Les mains se levèrent l’une après l’autre, sans grand enthousiasme.
Mais comme ils ne savaient pas quoi faire et qu’ils
étaient bien partis pour perdre complètement leur temps, mieux valait sauter sur la première bonne idée !
– A quoi tu la veux ta glace, Ambre ? demanda Gontrand.
– Vanille, s’il te plaît !
– Et toi, Guillemot ? continua-t-il en tendant sa glace à Ambre.
– Même chose, merci !
– Tiens, tu vois, on a les mêmes goûts, Guillemot ! s’exclama la jeune fille, suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. C’est un signe !
Les yeux verts du garçon lui lancèrent des éclairs, tandis que Gontrand et Romaric riaient sous cape. Guillemot avait pourtant cru, depuis leur nuit sur la lande, à une sorte de trêve entre Ambre et lui ! En effet, depuis quelques jours elle ne le provoquait plus à tout bout de champ, et c’était fort agréable… La paix semblait bel et bien terminée, et Guillemot soupira. Les filles n’avaient-elles donc rien de mieux à faire dans leur vie que de s’acharner sur les garçons ? D’énervement, il remua sur son siège.
– Chut ! fit quelqu’un dans la salle, ça commence !
La lumière s’éteignit. Le regard mauvais d’Agathe et le sourire moqueur d’Ambre vinrent hanter un moment les pensées de Guillemot. Puis il s’efforça de les chasser de son esprit pour profiter du film. Il était en train d’y parvenir, quand il sentit une main qui cherchait discrètement à prendre la sienne. Son cœur fit une embardée. C’était Ambre, à côté de lui. Pourquoi voulait-elle lui prendre la main ? Personne ne pouvait les voir : ce n’était donc pas pour l’embarrasser vis-à-vis des autres. Il y avait autre chose ! Est-ce que… est-ce que par hasard ? Est-ce qu’elle éprouverait vraiment des sentiments pour lui ? Son cœur s’accéléra. Que fallait-il faire ? Comme s’il ne remarquait rien ? Lui souffler d’arrêter ? Il essaya de retrouver son calme. Un futur Sorcier, lui ! Incapable de maîtriser une situation aussi gênante ! Il ne pouvait s’empêcher de rougir. Il aurait voulu bafouiller quelque chose. Mais elle se moquerait de lui. Que faire, que faire ? Heureusement, Ambre, lasse de le solliciter, avait reposé sa main sur son accoudoir. Guillemot poussa un soupir de soulagement.
– Tu crois que c’est possible de voyager dans le temps, comme dans le film ? demanda Romaric à son cousin.
La séance terminée, ils avaient décidé de rentrer à la maison en faisant un détour par la forêt, pour profiter du soleil enfin revenu qui offrait une jolie lumière en passant à travers les feuillages.
– Oui, ce doit être possible, répondit Guillemot. Je ne sais pas comment, mais en tout cas, pas avec une machine !
– C’est dingue de penser que dans le Monde Certain ils ne connaissent pas la magie ! s’exclama Romaric.
– Il y a des choses plus dingues encore, répondit Gontrand. Tiens, par exemple : ils n’ont pas de Chevaliers !
– Tu ne peux pas être sérieux cinq minutes, Gontrand ! le gronda Romaric dont la blondeur était accentuée par les rayons du soleil. Je ne sais pas si tu regardes souvent les infos, à la télé, mais ils sont en train de foutre leur monde en l’air.
– Papa dit toujours, glissa Ambre qui, à l’instar de Guillemot, faisait comme si rien ne s’était passé au cinéma, que le principal mérite d’Ys, c’est d’avoir choisi ce qu’il y a de meilleur dans le Monde Certain.
– Ouais, en tout cas, je ne leur envie pas leur air pollué et leur eau qui pue la Javel, continua Romaric. Mais j’avoue que j’aimerais bien monter dans une voiture ! Une Porsche ou une Ferrari !
– Et moi monter les marches du festival de Cannes ! ajouta Coralie en battant des paupières.
– Ça n’a rien à voir ! se fâcha Romaric.
– Et alors ? se vexa la fille.
– Chut ! interrompit soudain Guillemot. Vous n’avez pas entendu un bruit bizarre ?
Ils se figèrent. Ils étaient en pleine forêt, et autour d’eux la nature bruissait de ses bruits familiers : trilles d’oiseaux, souffle de vent agitant les feuilles, insectes vrombissant.
– Non, je n’ai rien entendu, répondit Romaric.
– C’est curieux, marmonna Guillemot. Il m’a pourtant semblé… Il y a un truc pas normal !
Il quitta le chemin et s’avança de quelques pas. Il scruta la futaie. Il était sûr d’avoir entendu un grognement, un grognement étouffé, sourd comme celui d’un ours. Pourtant, il n’y avait rien. Pas de bête en vue, même pas de buisson dans lequel elle aurait pu se dissimuler. Rien d’autre que des arbres, trop fins pour que l’on puisse se cacher derrière.