– Tu vois quelque chose, Guillemot ? chuchota Gontrand.
– Non, je…
Dans un tourbillon de feuilles, une créature colossale surgit de terre et se dressa devant Guillemot, provoquant un hurlement général de surprise et d’effroi.
C’était un Ork ! Un de ces horribles monstres du Monde Incertain dont l’Ombre se servait fréquemment dans ses armées.
Cousins des Gommons, les Orks en possédaient la stature, la puissance et la cruauté ; ils s’en différenciaient par une adaptation, non pas au milieu de la mer, mais à celui de la terre. Leurs cheveux, gris et raides, étaient maintenus serrés sur la nuque par une bande d’étoffe huileuse ; au milieu d’un visage rude et couvert de rides qui évoquait celui d’un lézard, luisaient deux petits yeux vifs de prédateur ; leur peau, épaisse et craquelée sous de grossiers vêtements de toile et de cuir, ressemblait à celle de l’éléphant ; et on devinait, à voir leurs membres anormalement longs, une exceptionnelle aptitude à la course.
L’Ork les avait attendus, embusqué à proximité du chemin dans un trou creusé à même le sol, recouvert de branchages. A présent, immobile, il tenait une massue et promenait son regard cruel sur les membres du groupe, plongé dans la stupeur.
– Siffle, siffle bon sang ! hurla tout à coup Romaric à l’intention de Gontrand qui avait fébrilement sorti le sifflet d’appel de sa poche et s’époumonait dedans.
– Mais je siffle, je siffle !
Qadehar n’apparaissait pas. Un vent de panique s’empara du groupe, qui s’apprêta à prendre la fuite. C’est alors qu’un deuxième Ork se laissa tomber avec souplesse des branches d’un arbre où il se tenait caché, et coupa leur retraite.
Comme s’il n’avait attendu que l’intervention de son compère, l’Ork surgi de terre brandit son arme et, en grognant, s’élança sur Guillemot.
Il lui avait bien semblé, aussi, avoir entendu un grognement ! Guillemot prit ses jambes à son cou et louvoya au milieu des troncs d’arbres, espérant ainsi échapper à la créature du Monde Incertain. Il fallait aussi qu’il réfléchisse vite. Le deuxième Ork pourchassait ses amis en faisant tournoyer sa massue. Ils ne tiendraient pas longtemps face à de tels adversaires ! Son Maître, pour une raison ou pour une autre, ne se montrait pas. Et, cette fois encore, bien qu’il y ait un réel danger, Thursaz n’agissait pas de lui-même, spontanément, comme il l’avait fait contre le Gommon sur la plage.
Guillemot se baissa instinctivement et échappa de justesse à l’énorme main griffue qui tentait de l’attraper par les cheveux. Il essaya de courir encore plus vite.
– Ambre ! hurla Coralie. Ambre !
Comme Guillemot, Coralie essayait vainement de distancer l’Ork qui s’était lancé à sa poursuite lorsqu’ils s’étaient tous éparpillés. Malgré sa grande taille, il se déplaçait agilement et les branches que la jeune fille lâchait sur lui en traversant les taillis ne parvenaient pas à le ralentir. Lorsqu’elle s’en aperçut, Ambre se porta au secours de sa sœur.
– Ça suffit, pourriture ! cria-t-elle en lançant sur l’Ork une poignée de terre qui l’aveugla un bref instant, suffisant toutefois pour que Coralie parvienne à prendre de la distance.
Le monstre hurla de rage et reporta son attention sur la fille intrépide. Romaric et Gontrand tentèrent à leur tour d’attirer l’Ork sur eux en l’invectivant et en lui jetant des morceaux de bois. Peine perdue : la créature furieuse s’acharnait sur Ambre, qui, de plus en plus essoufflée, mettait toute son énergie et son habileté à éviter les coups de massue qui pleuvaient autour d’elle…
Guillemot blêmit. Il fallait qu’il lui vienne en aide ! Il était le seul à pouvoir le faire contre ces monstres ! Heureusement, l’Ork qui le poursuivait, peut-être plus vieux que l’autre, se fatiguait, et l’Apprenti parvint à reprendre l’initiative. Il changea de direction pour se rapprocher de ses amis. En même temps, il s’efforça de se concentrer, et fit défiler les Graphèmes dans son esprit. Lorsqu’il en arriva à Ingwaz, le vingt-deuxième, celui-ci enfla légèrement. D’instinct, l’Apprenti Sorcier l’appela. Au même moment, il parvint à rejoindre Ambre, et les deux Orks se retrouvèrent à la même hauteur. Les monstres échangèrent un regard et stoppèrent leur course. Romaric, Gontrand, Coralie, Ambre et Guillemot firent de même et, haletants, essayèrent de reprendre leur souffle. Le temps resta un instant suspendu.
Puis, rugissant et brandissant de plus belle leur arme au-dessus de leur tête, les deux Orks attaquèrent ensemble la bande qui s’éparpilla de nouveau en hurlant.
Cette fois, Guillemot ne bougea pas. Il ferma les yeux. Il fallait qu’il se concentre, qu’il fasse le vide, qu’il oublie ces monstres de près de deux mètres de haut, aux dents pointues et aux armes menaçantes ! Ingwaz brilla dans la nuit de ses paupières fermées. Il adopta la Stadha, la posture du Graphème, ouvrit les yeux et cria, alors que les Orks arrivaient sur lui :
– INGWAAAAZ !
Le premier Ork s’arrêta net, comme s’il s’était pris les pieds dans un piège aux mâchoires redoutables. Brusquement prisonnier du sol, il eut beau rugir et s’agiter en tous sens, il lui était désormais impossible d’avancer ! Mais son comparse, lui, continuait de courir vers le garçon.
Guillemot s’affola. Le Graphème de Fixation n’avait fonctionné qu’à moitié ! Il était trop tard pour en évoquer un autre ; de toute façon, il savait qu’il n’aurait pas l’énergie nécessaire. La seule issue était de prendre la fuite ! C’est ce qu’il s’apprêtait à faire, quand une forme jaillit des arbres les plus proches et percuta l’Ork, au moment où celui-ci allait se jeter sur Guillemot.
– Thomas !
C’était bien Thomas qui était miraculeusement intervenu, et qui luttait de toutes ses forces contre le monstre ! Retrouvant ses esprits, Guillemot se saisit d’une branche et frappa l’Ork à plusieurs reprises, à chaque fois qu’il le pouvait sans blesser Thomas. Romaric, Ambre et
Gontrand accoururent pour l’aider. Cependant, l’affrontement était inégal et déjà Thomas perdait du sang et faiblissait, mordu au bras. L’Ork se relevait, furieux, grognant, soulevant son jeune adversaire qu’il avait pris à la gorge, quand Qadehar surgit essoufflé par le chemin qu’il avait parcouru pour venir.
Lorsqu’il l’aperçut, le monstre resta interdit, poussa un cri de terreur, lâcha Thomas et tenta de fuir. Le Sorcier lança aussitôt sur lui le pouvoir d’Ingwaz, et l’Ork termina sa course, aux côtés de son compère, à griffer le sol d’impuissance.
Qadehar s’approcha de Thomas, qui gisait à terre, inanimé.
16 LE MONASTÈRE DE GIFDU
La monture – un énorme cheval gris – que Qadehar avait empruntée à l’oncle Urien suivait prudemment l’étroit sentier sinuant le long des gorges de Gifdu. Guillemot, assis en croupe derrière le Sorcier, contemplait le paysage saisissant. Ils étaient partis de Troïl à l’aube et le soir approchait maintenant. Le garçon rompit le silence qui s’était installé depuis qu’ils s’étaient remis en selle, après avoir déjeuné dans une auberge de bord de route, à la mi-journée :
– Maître, vous pensez que Thomas s’en sortira ?
– Rassure-toi, Guillemot. Il a été vilainement mordu par l’Ork, mais il est désormais tiré d’affaire. Si je n’étais pas arrivé à temps…