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– C’est incroyable, Maître, que quelqu’un ait pu vous interdire l’accès au Wyrd pour nous rejoindre !

– Pas quelqu’un, mon garçon, l’Ombre ! Il semble en effet qu’elle ait considérablement accru ses pouvoirs, jusqu’à parvenir à m’empêcher tout accès au Wyrd durant une dizaine de minutes ! C’est la raison pour laquelle nous nous rendons à Gifdu, Guillemot : pour rapporter dans le détail les derniers événements à notre Grand Mage.

– Heureusement que vous arriviez à proximité de Troïl lorsque vous avez entendu le sifflet d’appel !

– Heureusement surtout, Guillemot, que je cours vite !

Ils s’engagèrent dans un passage encore plus étroit et

escarpé.

Guillemot réfléchit à la nécessité pour un Sorcier de posséder une bonne condition physique. Au début, il était assez fier d’avoir tenu à distance l’Ork, dans la forêt. Puis il s’était rendu compte que sa course, en réalité, l’avait épuisé : lorsqu’il avait voulu appeler un deuxième Graphème, cela avait été au-dessus de ses forces, tout comme d’ailleurs de s’enfuir de nouveau ! Non, c’est bien à Thomas et à lui seul qu’il devait d’être encore en vie. Il parlerait à Romaric, dès son retour à Troïl : peut-être qu’ils pourraient faire de l’exercice ensemble.

– Au fait, félicitations pour ton sort de fixation, mon garçon, reprit Qadehar. Comment est-ce que tu en as eu l’idée ?

– Il s’est un peu imposé à moi, Maître. Pas de la même façon que Thursaz, sur la plage contre le Gommon, mais il est venu presque tout seul ! Dites, pourquoi Ingwaz n’a pas marché avec le second Ork ?

– Ingwaz est un Graphème sélectif, qui n’agit que sur une seule personne. Tu aurais dû l’invoquer deux fois pour arrêter tes deux agresseurs.

Guillemot se promit de ne pas l’oublier. S’il avait su ! Thomas n’aurait pas eu à risquer sa vie !

Les sabots du cheval firent rouler des pierres sur le chemin.

– Je peux vous demander quelque chose, Maître ?

– Ce n’est pas ce que tu fais depuis tout à l’heure ?

– Heu… si ! Je peux, Maître ?

– Vas-y, Guillemot, l’encouragea Qadehar.

– Sur la plage, la première fois, avec Agathe et Thomas… Agathe m’a dit que les Apprentis ne pouvaient pas lancer de sorts… Pourquoi j’y arrive, moi ?

Il y eut un temps de silence.

Le Sorcier finit par répondre, d’un ton laconique :

– Parce que tu es particulièrement doué, Guillemot.

Ils abordaient un passage difficile. Qadehar dut descendre pour guider le cheval. Lorsqu’il remonta, Guillemot le questionna de nouveau :

– Maître…

– Oui, mon garçon.

– Pourquoi les Orks avaient-ils peur de vous ?

Qadehar eut un petit rire.

– C’est que, depuis le temps que je m’y rends, je commence à être connu dans le Monde Incertain. Connu et… redouté !

– Maître, on a les mêmes pouvoirs dans le Monde Incertain qu’ici ?

– Oui et non, Guillemot. Le pouvoir des Graphèmes y est intact, mais ils se comportent différemment. Je ne peux pas t’expliquer cela plus clairement pour l’instant. Il est nécessaire de se faire sa propre expérience en la matière… Pour simplifier, retiens qu’effectivement nous autres Sorciers conservons et, parfois même, accroissons nos pouvoirs dans le Monde Incertain.

Guillemot ne trouva plus rien à dire. Ils restèrent silencieux jusqu’à leur arrivée au monastère de Gifdu, joyau de la Guilde, siège des hautes instances de la sorcellerie au Pays d’Ys.

Le monastère se dressait au sommet d’une éminence, au centre des gorges de Gifdu qui s’élargissaient en cet endroit avant de mourir contre l’abrupte Montagne aux

Sorciers. Les murailles, grises et épaisses, épousaient si bien les formes du relief qu’on les aurait confondues avec le rocher si elles n’avaient été percées de centaines de fenêtres.

A cause du vent qui soufflait sans discontinuer à cet endroit des gorges, les toitures n’étaient constituées ni de chaume ni de tuiles, mais de larges pierres plates qui faisaient se fondre l’édifice dans le paysage désolé.

C’était la première fois que Guillemot apercevait le monastère autrement que dans des livres, et il en eut le souffle coupé. Troïl tout entier aurait pu tenir dans les murs du gigantesque bâtiment ! Qadehar vit la surprise de son élève.

– Alors, Guillemot ? Comment trouves-tu Gifdu ?

– C’est immense, Maître ! s’exclama le garçon. Combien de Sorciers y vivent ?

– Oh, très peu. Une quinzaine, peut-être. Mais l’essentiel n’est pas là : la majeure partie du monastère est constituée de bibliothèques et de salles d’étude. Les Sorciers qui y vivent ont pour tâche principale de s’en occuper. Le reste des bâtiments abrite des dortoirs et des réfectoires pour accueillir les membres de la Guilde venus étudier.

– On n’y apprend donc pas la magie ? demanda Guillemot avec une pointe de déception.

– La magie ne s’apprend nulle part, Guillemot, puisqu’elle s’enseigne partout ! Il suffit d’un Maître et d’un Apprenti. Mais plus tard, lorsque tu auras besoin de réponses à tes questions, c’est ici que tu pourras venir les chercher…

– C’est à Gifdu, Maître, que Yorwan a volé Le Livre des Étoiles ?

Le visage de Qadehar s’assombrit.

– Oui, c’est ici. Mais tu dois savoir qu’il vaut mieux éviter d’évoquer cet épisode dans le monastère. Il a laissé trop de mauvais souvenirs.

Guillemot se mordit les lèvres.

– Pardon, Maître.

– Pourquoi pardon ? Tu ne pouvais pas savoir. Maintenant tu sais.

Ils descendirent de cheval et, le tirant par la bride, ils grimpèrent le long d’un chemin plus large taillé dans la roche. Ils parvinrent bientôt devant l’unique accès visible du monastère : une grande porte de chêne, cloutée et renforcée avec des plaques de fer.

– Ouahhh ! fit Guillemot admiratif. Elle doit être sacrement solide, cette porte !

– Plus que tu ne le crois ! répondit Qadehar. Mais sa véritable solidité réside d’abord dans les Galdr, les incantations, les associations de Graphèmes qui y sont gravées. Nous aurons l’occasion d’en reparler.

Le Sorcier agita la grosse cloche qui se trouvait à l’entrée.

Quelques minutes plus tard, un petit homme qui portait des lunettes, rondelet et presque chauve, vêtu comme Qadehar d’un grand manteau sombre, vint leur ouvrir. En découvrant les visiteurs, il eut un large sourire.

– Qadehar !

– Content de te revoir, Gérald. Il y a bien longtemps !

Les deux hommes se donnèrent l’accolade des Sorciers.

– Gérald, je te présente Guillemot, mon élève…

– Enchanté, si je peux me permettre, répondit malicieusement Gérald en serrant vigoureusement la main du jeune garçon.

– Guillemot, continua Qadehar, voici le Sorcier Gérald.

– C’est le portier ? demanda candidement le garçon,

déçu que l’homme responsable d’une telle charge ne soit pas un colosse.

Les deux Sorciers rirent.

– Il n’y a pas de portier, ici, jeune Apprenti, expliqua Gérald. La porte de Gifdu se suffit à elle-même !

– Gérald est notre Sorcier informaticien, précisa Qadehar.

– Et j’espère bien te voir souvent dans la salle des ordinateurs pendant ton séjour, le prévint le petit homme. Sous prétexte que les Graphèmes sont plus amusants, les Apprentis négligent la magie des microprocesseurs !

Ils confièrent leur cheval à Gérald qui le conduirait aux écuries, et ils s’engagèrent dans un vaste couloir. Derrière eux, la porte se referma toute seule.

– Notre Grand Mage ne pourra pas nous recevoir avant demain. Allons donc nous promener dans le monastère !

Qadehar venait de rejoindre son élève dans la petite pièce qu’on leur avait donnée comme chambre dans l’aile sud, au troisième étage. Elle était simple et propre : deux lits, une table et deux chaises. Une porte donnait dans un coin sur une petite salle d’eau. Une fenêtre, enfin, munie d’un solide volet, offrait une vue époustouflante sur les gorges.