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Elle prit Coralie par la main et l’entraîna hors de la tente.

– Pourquoi tes yeux sont si clairs ? On dirait qu’il y a une peau transparente, dessus.

Fatiguées de s’être poursuivies en riant et en s’éclaboussant dans l’eau, Coralie et Matsi s’étaient assises sur le bord du radeau, et discutaient en se séchant au soleil.

– C’est pour voir sous l’eau. Papa m’a expliqué que tous les enfants du Peuple de la Mer naissent comme ça.

– Vous êtes nombreux ? demanda encore Coralie qui avait exploré avec fascination les pontons des dix-huit radeaux de la Sixième Tribu du Peuple de la Mer, à laquelle appartenaient Matsi et son père.

– Il y a trente tribus en tout, déclara la fillette avec fierté. Certaines possèdent quarante radeaux. Du temps de mon grand-père, la nôtre en avait vingt-sept ! C’est mieux d’avoir beaucoup de radeaux. C’est plus stable sur la mer. Il y a plus d’endroits où jouer, aussi.

– Vous n’allez jamais à terre ? s’étonna Coralie. Vous passez toute votre vie sur vos radeaux ?

– Qu’est-ce qu’on irait faire à terre ? répondit Matsi. On s’approche des côtes, c’est tout. Parfois, on détache un radeau et on l’envoie sur une plage, pour échanger nos poissons contre d’autres choses. La terre, c’est dangereux.

On est en sécurité, ici ! Ce qu’il y a… c’est que je suis toute seule.

– Tu n’as pas d’amis ? Il y a d’autres enfants, pourtant, sur les radeaux.

– C’est vrai, répondit avec gravité la fillette. Mais mon père est le gardien des objets, et les autres ne veulent pas jouer avec moi.

– Ils ne veulent pas jouer avec toi parce que ton père est un homme important ? s’étonna Coralie.

Matsi éclata de rire et battit des pieds dans l’eau.

– Un homme important, mon père ? Mais non, au contraire : c’est le moins important de tous ! Pachéiak, qui conduit nos radeaux de côte en côte avec les courants, est un homme important. Haléiak, qui pêche les plus gros poissons de la tribu, est un homme important. Ousnak, qui nage vite et très loin, est un homme important. Mais mon père, Wal, garde seulement les objets que la mer nous envoie ou qu’Ousnak rapporte du fond. Pourquoi veux-tu qu’il soit important ? Il garde des choses qui ne servent à rien.

Coralie resta interdite. Les objets, inutiles ? Mais comment pouvait-on… ? Elle réfléchit aux arguments qu’elle allait déployer pour convaincre Matsi de leur importance, mais curieusement, n’en trouva aucun. Évidemment, il était difficile, dans cet environnement où tout le monde était presque nu, de vanter les robes et les bijoux ! Finalement, elle demanda :

– Pourquoi les gardez-vous, alors, s’ils sont inutiles ?

– Parce qu’on les a toujours gardés. De même qu’il y a toujours eu un guide pour nos radeaux, il y a toujours eu un gardien des objets, c’est tout.

– Et ça t’embête que ton père soit ce gardien ?

– Ce qui m’embête, c’est que les autres ne veulent pas jouer avec moi… Regarde, là-bas ! Des Brûleuses !

Matsi tendait le bras en direction d’une gigantesque tache sombre qui ondulait à la surface au rythme de la mer.

– Est-ce que c’est dangereux ? s’inquiéta Coralie.

– Non, tant que tu restes sur les radeaux et que tu ne vas pas dans l’eau.

Les radeaux se retrouvèrent bientôt en plein milieu de la tache inquiétante. Personne de la tribu ne semblait s’en émouvoir, mais chacun prenait garde de ne pas s’approcher trop près du bord.

– On dirait… des méduses ! s’exclama Coralie qui observait avec dégoût la masse compacte et gélatineuse. Quelle horreur ! Je déteste les méduses !

Elle sentit un frisson glacé lui parcourir le dos. C’était plus fort qu’elle : elle avait une aversion pour tout ce qui ressemblait à de la gelée ! Lorsqu’elle était petite, pour l’embêter, Ambre s’amusait à la poursuivre avec un pot de gelée de groseille ; Coralie poussait alors des hurlements jusqu’à ce que sa mère vienne à son secours. Impossible de dire d’où lui venait cette répugnance. Mais elle était tenace, et ne l’avait jamais quittée.

– Ce sont des Brûleuses, corrigea Matsi. Séparément, elles ne sont pas dangereuses, mais ensemble elles peuvent tuer des baleines ! Autrefois, on se débarrassait des Pachahns en les jetant aux Brûleuses, ajouta-t-elle en riant. Aujourd’hui, c’est moins drôle : on se contente de les débarquer quand on a du troc à faire sur la côte !

– Brrrr ! trembla Coralie. Ça doit être atroce de tomber là-dedans !

– Tu mourrais en quelques minutes, annonça tranquillement la fillette. Ta seule chance serait de réussir à plonger et de leur échapper en nageant sous l’eau.

– Et ça marche ?

– Oui. Je l’ai fait une fois.

Coralie lui lança un regard admiratif.

– C’est plus facile que d’échapper à un Gommon, en tout cas, précisa Matsi.

Coralie ne put s’empêcher d’en douter, et se demanda si elle ne préférerait pas avoir affaire à ces monstres plutôt qu’à ces répugnantes bêtes gélatineuses !

– Les Gommons viennent jusqu’ici ? demanda-t-elle.

– Non. Quand ils nous attaquent, c’est près des côtes, ou alors sur les plages.

– Ça, je le sais… marmonna Coralie dont le visage s’assombrit.

Le récit de la capture du Gommon et de l’enlèvement d’Agathe, événements qui étaient à l’origine de toute l’aventure, lui revint en mémoire, et chassa les méduses de son esprit. Le souvenir de sa sœur et de ses amis surgit à son tour, et un sentiment de tristesse la submergea. Mais à quoi bon se laisser aller au chagrin ? Tant qu’elle n’était pas à terre, elle ne pouvait rien faire.

– Qu’est-ce que tu as ? s’inquiéta Matsi en apercevant des larmes dans les yeux de sa nouvelle amie.

– Rien, rien, se reprit Coralie en secouant la tête. Allons plutôt voir ton père : il nous fait signe.

L’odeur de poisson grillé qui flottait dans les airs depuis quelque temps s’était faite plus insistante et le père de Matsi les appelait pour manger.

24

24 L’IRTYCH VIOLET

Ce devait être le début de l’après-midi. Depuis une heure environ, Ambre ne cessait de se retourner : il lui semblait qu’on la suivait. Elle sentait derrière elle une présence, et éprouvait le sentiment désagréable d’être surveillée à son insu. Mais, à chaque fois, elle ne voyait rien. Elle continua à marcher sous les grands arbres, sans pouvoir se débarrasser de son appréhension.

La veille, comme Guillemot sur sa colline et Coralie sur son radeau, elle s’était retrouvée plongée dans la nuit. Sans s’affoler, elle avait attendu que ses yeux s’habituent à la pénombre. Un peu plus tard, elle avait distingué des formes gigantesques et immobiles autour d’elle et, au-dessus de sa tête, la lune masquée par de lourdes masses mouvantes.

« Bon, je suis dans une forêt, s’était-elle rassurée en s’approchant d’un arbre et en en touchant l’écorce. C’est pour cela qu’il fait aussi sombre. »

Elle avait jeté un rapide coup d’œil autour d’elle, et avait constaté que ses compagnons n’étaient pas avec elle. Elle n’avait pu alors retenir un profond soupir. Que s’était-il passé ? Rien de bon, c’était certain. Peut-être que

Guillemot s’était trompé et qu’il existait plusieurs Portes dans le Monde Incertain ? Mais est-ce qu’il n’y aurait pas eu une formule pour qu’ils restent unis pendant le

passage ?

« Pour le savoir, il faudrait le retrouver, cet Apprenti Sorcier ! » avait-elle bougonné.

Ensuite, elle avait imaginé sa sœur, elle aussi seule devant une Porte, complètement désemparée. Ses poings s’étaient serrés.

« Si quelqu’un s’amuse à lui faire du mal ! Oh ! Guillemot, Guillemot ! Pourquoi ? »