Puis il se concentra sur les enseignes des échoppes donnant sur la rue.
Il ne tarda pas à trouver ce qu’il cherchait : dans une ruelle, à l’écart, la boutique d’un orfèvre restée ouverte, dont la lumière provenant d’une lampe à huile éclairait faiblement les pavés. Il poussa la porte.
Au fond de la boutique, un homme était assis à une table, ses lunettes sur le nez, devant un tas de montres démontées. C’était presque un vieillard. Assis à ses pieds, à même le sol, un jeune garçon lui passait les outils dont il avait besoin.
– Qu’est-ce que tu veux ? demanda-t-il d’un ton rude.
– Je veux connaître l’origine de ce bijou, répondit Guillemot, dans la même langue ska que le vieil homme avait utilisée, et en lui tendant l’objet en argent que Thomas lui avait confié au moment de franchir la Porte.
Le bijoutier saisit le médaillon, le tourna et le retourna entre ses doigts.
– Jamais vu. Maintenant, va-t’en. Je vais fermer.
Puis, se tournant vers le jeune garçon :
– Kyle, raccompagne le Petit Homme à la porte et mets deux tours de verrou.
Le garçon se leva. Il devait avoir le même âge que Guillemot. Mince, vigoureux, son regard bleu tranchait avec ses cheveux foncés et sa peau hâlée par le soleil. Ses pieds nus étaient entravés par une lourde chaîne qui rendait sa démarche malaisée et pesante. Il reconduisit Guillemot à la porte, comme le bijoutier le lui avait demandé. Mais au moment où celui-ci sortait, il lui souffla :
– Dans une heure. Au soupirail, de l’autre côté de la rue. Je peux t’aider.
Puis la porte se referma et Guillemot entendit le bruit d’un verrou. La lumière s’éteignit presque aussitôt, le plongeant dans l’obscurité.
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28 ROMARIC SE JETTE À L’EAU
– Wal… je voudrais vous dire quelque chose.
Coralie s’était approchée du père de Matsi, qui tourna
vers la jeune fille un visage bienveillant.
– C’est au sujet des bijoux que je porte. En réalité, je les ai trouvés dans la tente aux objets. Ils ne sont pas à moi. Je vais vous les rendre.
Elle ôta les pierres bleues, le collier d’or et le bracelet d’argent, et les tendit à l’homme qui ne fit pas un geste pour les prendre.
– Reprenez-les, Wal. Je suis soulagée maintenant ! Vous êtes si gentil avec moi depuis le début. Je me sentais coupable de vous avoir un petit peu… volé.
Elle rougit en prononçant le dernier mot. Le gardien des objets éclata de rire.
– Garde tes bijoux, ma fille. Ils sont bien mieux sur toi que dans notre tente ! D’ailleurs, seuls toi et moi savons que ces objets existent. Et même si ce n’était pas le cas, qui t’en voudrait ? Je n’empêche personne de venir se servir dans la tente, et personne ne vient jamais.
Coralie regarda Wal droit dans les yeux qu’il avait presque blancs et vit qu’il ne plaisantait pas. Elle lui sourit et remit sur elle les bijoux. L’homme lui tapota le bras, comme pour lui dire que c’était bien ainsi et qu’il n’y avait plus à revenir sur le sujet. Matsi surgit tout à coup et se précipita sur son père.
– La côte ! La côte ! C’est là qu’elle va me quitter, hein, c’est là ?
La fillette pleurait à chaudes larmes.
– Pour une fois que j’avais une amie, une amie rien qu’à moi !
Coralie vit avec surprise que la caravane de radeaux s’était approchée du rivage. Une longue plage s’étirait devant ses yeux, parsemée de-ci de-là de rochers. Wal consola sa fille :
– Non, Matsi, ce n’est pas là. Nous débarquerons plus au sud. Cette côte-ci est infestée de Gommons, et la terre que tu vois derrière est celle des prêtres de Yénibohor, avec lesquels le Peuple de la Mer n’entretient pas de très bonne relation.
– Pourquoi ? demanda Coralie tandis que Matsi sautait de joie autour d’elle.
– Il n’y a pas si longtemps, lorsque nous troquions encore nos poissons contre leur blé, des enfants disparaissaient pendant les escales. C’est du passé, mais nous avons de la mémoire. Et nos rancunes sont comme nos amitiés : tenaces !
Wal semblait aujourd’hui particulièrement bavard.
– Vous ne m’avez jamais parlé de votre peuple, Wal, en profita Coralie.
– Parce qu’il n’y a rien à en dire, ma fille. Enfin, rien qui diffère de l’histoire de tous les peuples et de tous les hommes : nous sommes nés, nous vivons, nous mourrons !
– Mais ces radeaux, cette vie entièrement passée sur l’eau ?
– Il y a longtemps de cela, continua Wal, le Peuple de la
Mer vivait sur la terre, éparpillé sur les côtes de la Mer des Brûlures. Nous étions nombreux et subsistions de pêche et du commerce des tapis d’algues que nous tissions. On peut dire que nous étions heureux ! Un jour, comme surgis de nulle part, les Gommons sont apparus. Peut-être envoyés par un mauvais dieu qui n’aimait pas notre peuple. Ces monstres nous ont combattus pour le contrôle des côtes. Ils sont féroces, puissants et cruels. Nos chances étaient minces d’en venir à bout ! Ils ont décimé mon peuple.
Coralie pâlit et se mordit les lèvres. C’étaient la Confrérie et la Guilde qui, à la fin du Moyen Age, avaient capturé les Gommons sur les plages d’Ys, et les avaient envoyés dans le Monde Incertain pour s’en débarrasser ! Wal interpréta faussement le trouble de la jeune fille.
– Oui, cela a été horrible… Aussi, les chefs de village se sont réunis un jour pour discuter de l’avenir de notre peuple. Il nous était impossible de nous réfugier à l’intérieur des terres, à cause des peuples belliqueux qui les occupaient. Mais nous avions constaté que les Gommons, quoique excellents nageurs, n’aimaient pas s’éloigner des rivages à cause des bancs de Brûleuses qui pullulent dans notre mer. Notre destin s’imposait de lui-même : c’est sur la Mer des Brûlures que nous trouverions refuge ! Chaque village a donc construit et aménagé d’immenses radeaux Lorsqu’ils ont été mis à l’eau tous ensembles, on aurait pu croire que la mer n’existait plus ! On ne parlait pas encore de Tribus mais de Villages : eh bien il n’y avait pas moins de trois cents Villages ballottés par les vagues et, sur les radeaux, des milliers de villageois qui ne connaissaient encore rien à la navigation ! Aujourd’hui, nous ne sommes plus que quelques centaines, répartis au sein de trente Tribus. Les autres n’ont pas survécu aux tempêtes, aux monstres marins, ou à l’appel de la terre où ne les attendait pourtant que le malheur…
Coralie resta silencieuse, affreusement gênée. Mais pour rien au monde, elle n’aurait avoué à Wal que son propre peuple était, même involontairement, à l’origine des malheurs du sien…
– Ne dis rien, ma fille. Je t’ai prévenue, tout à l’heure : un peuple est aussi mortel qu’un homme ! L’important, c’est qu’ils aient l’un et l’autre bien vécu. Regarde-nous : est-ce que nous sommes à plaindre ? Non ! Nous n’avons jamais faim, jamais froid et, surtout, nous sommes libres comme la brise marine ou le Bohik qui plane à l’infini au-dessus des flots !
Coralie, émue, sourit de reconnaissance à Wal, qui lui caressa la joue d’un geste paternel.
La conversation s’acheva car Matsi, lassée d’attendre, vint prendre la jeune fille par la main et l’entraîna pour jouer.
Romaric sortit de la grotte dans laquelle il s’abritait depuis deux jours. C’était le milieu de l’après-midi et le soleil tapait fort. Il avait épuisé ses provisions et sa réserve d’eau. Et aucun bateau n’avait encore fait son apparition au large de la côte ! Il s’en tiendrait à son plan : il quitterait cette plage et irait tenter sa chance dans les terres.