Il balaya la mer du regard. Sur la gauche, au loin, il lui sembla apercevoir une énorme tache sombre que les vagues ballottaient. Était-ce une illusion d’optique ? Il voyait mal et plissait les yeux sous l’effet du scintillement du soleil et de ses reflets sur l’eau.
Puis son attention fut attirée par quelque chose de plus gros, sur sa droite. Sans doute des troncs d’arbre qui dérivaient, ou bien l’épave d’un bateau ayant fait naufrage
Non, c’étaient des radeaux, il en était certain ! Le jeune garçon quitta les rochers et courut sur le sable en appelant et en agitant les bras. Il ne tarda pas à stopper net ses efforts : personne ne pouvait le voir depuis les radeaux.
Contrairement aux trois Gommons qui s’avançaient vers lui, attirés par ses cris.
Le garçon hésita. Retourner dans les rochers n’aurait servi à rien. Il aurait pu fuir par les champs, si les Gommons ne lui avaient pas coupé la route par un mouvement d’encerclement. Il ne lui restait plus qu’une solution, très aléatoire car les monstres étaient d’excellents nageurs : essayer de rejoindre les radeaux qui passaient en ce moment au large ! Sans perdre plus de temps à réfléchir, il se mit à courir et plongea dans une vague.
Sitôt quitté la zone de ressac, il se lança dans un crawl puissant qui l’éloigna rapidement du rivage. Il battait vigoureusement des pieds, persuadé qu’une grosse main de Gommon allait bientôt s’abattre sur une de ses chevilles et le tirer vers le fond. Mais lorsqu’il se retourna, il vit que les trois monstres étaient restés sur la plage et l’observaient, immobiles. Romaric ressentit un immense soulagement et ralentit un peu son allure. Il obliqua vers la droite en direction des radeaux, sans savoir que l’énorme tache sombre qu’il avait remarquée auparavant se rapprochait dangereusement de lui.
– Regarde, là-bas ! s’écria Matsi en saisissant la main de son amie.
– Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? répondit Coralie que le soleil aveuglait et empêchait de bien voir.
– Il y a des Gommons sur la plage. Tu les vois ?
– Oui, ça y est, je les vois ! Qu’ils sont laids ! C’est nous qu’ils regardent comme ça ?
– Je pense qu’ils regardent plutôt le garçon qui nage vers nous. Ou alors les Brûleuses qui vont bientôt le rattraper.
– Un garçon ? Où ça, mais où ça, Matsi ?
– Là, montra la fillette en pointant son doigt.
Coralie distingua enfin le nageur et se figea. Ce n’était pas possible ! Mais si, ça l’était.
– Oh, là, là, non ! gémit la jeune fille en se mordant les doigts. C’est horrible ! Romaric…
– Tu le connais ? s’étonna Matsi.
– Oui, bien sûr, c’est Romaric ! C’est mon ami !
– Eh bien, ton ami va mourir, annonça tranquillement la fillette.
La tache sombre était toute proche de Romaric lorsque celui-ci s’aperçut de sa présence. Il se mit à nager de plus belle en direction des radeaux qui n’étaient plus qu’à quelques mètres, jetant des regards affolés sur les Brûleuses ; leurs corps se gonflaient et se dégonflaient rapidement, et les filaments translucides, au bout de leurs tentacules, frémissaient sous l’effet de l’excitation.
– Il va se faire rattraper avant d’avoir atteint les radeaux. Il faudrait que… Non, je n’oserai jamais ! murmura Coralie.
Elle ferma les yeux et s’imagina plongée dans un gigantesque pot de gelée de groseille. Elle frémit de dégoût. Rien à faire : elle ne pourrait pas…
Romaric poussa un cri étranglé, qui atteignit Coralie comme une décharge électrique et balaya toutes ses hésitations.
Comme mue par une inspiration soudaine, elle se dirigea vers le bord.
– Qu’est-ce que tu fais ? s’inquiéta Matsi.
– Je vais prouver, une fois de plus, répondit Coralie d’une voix blanche et avec un sourire forcé, que les garçons ne peuvent décidément pas se passer des filles
Puis elle plongea, sous le regard stupéfait de la fillette.
Le contact vivifiant de l’eau la fouetta et lui redonna courage. En quelques brasses, elle rejoignit son ami qui manifestait des signes flagrants d’épuisement. Quand il la vit arriver sur lui, il en avala une gorgée d’eau de surprise et manqua s’étouffer. Coralie passa son bras sous son menton et l’aida à retrouver sa respiration. Derrière eux, les Brûleuses flottaient à moins d’un mètre, en masse compacte. « Il ne faut pas que je les regarde, il ne faut pas que je les regarde », murmura la jeune fille pour elle-même en tremblant et en détournant la tête. Puis elle s’adressa à Romaric exténué :
– Suis-moi et fais exactement ce que je fais !
– Mais comment ? Que… qu’est-ce que… ?
– Plus tard. On n’a pas le temps. Tu es prêt ?
Romaric acquiesça. Elle prit une grande goulée d’air et
plongea. Il s’empressa de l’imiter. Us nagèrent sous l’eau autant qu’ils le purent en direction des radeaux. Lorsqu’ils remontèrent à la surface pour reprendre leur souffle, les Brûleuses, décontenancées par leur disparition soudaine, n’avaient pas progressé.
– Ça marche ! exulta Coralie. Allez, Romaric, encore un effort !
Elle replongea, en remerciant mentalement très fort Matsi pour ses conseils judicieux.
Quelques minutes plus tard, les bras puissants des hommes de la Sixième Tribu les hissaient tous deux à l’abri des brûlures de la mer.
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29 UN GÉANT MÉLOMANE
Gontrand marchait en direction du sud. Comme ses amis, il avait profité de la première halte pour se plonger dans une étude approfondie de la carte du Monde Incertain, recopiée à Ys sur la colline aux Portes. La tour, d’où il s’était échappé au péril de sa vie, était vraisemblablement celle de Djaghataël, dont le dessin naïf semblait narguer le serpent de mer figurant dans l’Océan Immense. Gontrand avait logiquement décidé de suivre la piste du bijou de Thomas – le seul indice qu’ils possédaient en commun – et s’était dit qu’en attendant de rencontrer quelqu’un à qui demander son chemin, mieux valait se diriger sur Virdu dont ils portaient également tous les cinq le manteau.
La route traversa un premier village. Le garçon tenta d’obtenir des rares habitants qu’il aperçut des informations sur le bijou, en le leur dessinant dans la poussière. Tous secouèrent la tête pour signifier qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.
Le résultat fut identique dans le deuxième village, qu’il atteignit dans la soirée. Les gens, de petite taille, roux et à la peau laiteuse, n’étaient pas très causants, ce qui n’arrangeait rien. Il passa la nuit roulé en boule dans un champ, au pied d’une meule de foin, après avoir fait un sort à ses dernières provisions.
La chance lui sourit davantage dans le troisième village, plus important que les deux autres, où il s’arrêta au milieu de la matinée. Son intention était de remplir son sac de victuailles, car il avait constaté que les habitants de la contrée n’étaient pas très hospitaliers. Il finissait de marchander en ska le prix des quelques pommes qui tiendraient compagnie dans sa musette à un gros saucisson et à une miche de pain, lorsque son attention fut attirée par la porte ouverte d’un atelier de luthier. Il abandonna sans plus attendre la pierre précieuse que réclamait le maraîcher et s’y précipita. C’était une véritable caverne au trésor ! Sur les murs pendaient violes, harpes et mandolines de toutes sortes, de toutes les formes et de toutes les couleurs.
L’artisan leva les yeux de son travail, regarda un instant son visiteur, puis reprit son ouvrage.
– Vous voulez m’acheter quelque chose ?
Gontrand, tout à sa découverte, sursauta. L’homme,
grand et blond, n’avait pas le physique de la région, caractérisé par une tignasse rousse et un corps trapu. C’était sûrement un étranger, tenant pour d’obscures raisons une boutique dans ce village perdu.