Les hommes de Kushumaï présents dans l’enceinte
s’étaient occupés des chevaux, après avoir manifesté leur joie de revoir leur chef. La jeune femme et Ambre s’étaient rendues directement dans la tour que la Chasseresse occupait seule. Le rez-de-chaussée servait d’entrepôt et de réserve ; au centre, un puits offrait une eau toujours fraîche. Au premier étage, des coffres à linge, un grand lit, deux gros fauteuils, une armoire remplie de pièces d’armement agrémentaient une grande chambre chauffée par une cheminée d’angle en métal noir épais, soutenue et retenue par des pierres. Des fourrures s’étalaient partout.
– Le dernier étage m’est réservé à moi seule, avait prévenu Kushumaï. Personne d’autre n’y a pénétré et n’y pénétrera.
Un chasseur vint allumer les bougies d’un grand chandelier, au centre de la pièce. Il avait abandonné son armure pour des vêtements de cuir plus confortables, et troqué son épée contre un poignard.
Kushumaï demanda qu’on leur serve le repas du soir dans cette pièce et l’homme disparut après avoir acquiescé.
– Il m’arrive de manger seule ici, confia la jeune femme à Ambre qui, étonnée par tout ce qu’elle découvrait, avait pris le parti de se taire et d’écouter. La plupart du temps, je rejoins mes hommes dans la grande salle. Ils aiment m’avoir avec eux.
Kushumaï raconta à son invitée comment elle était arrivée dans l’Irtych Violet, aux abois, pourchassée par les moines inquisiteurs du culte de Yénibohor qu’elle avait défiés en pratiquant des rites interdits sur leurs terres, et en dansant, un soir de pleine lune, sur le toit d’un de leurs temples.
– C’est étrange, lui confia son hôtesse, comme les hommes ont parfois peur des femmes.
La forêt avait caché, hébergé et nourri la sorcière. Celle-ci avait ensuite découvert que d’autres personnes vivaient à l’abri de l’Irtych Violet : ermites, bandits en fuite, faux mages poursuivis par de vrais magiciens… Elle avait su les conquérir et les convaincre qu’ensemble ils parviendraient à supporter le poids de leur destin. Ces hommes étaient ceux qu’Ambre avait rencontrés dans la clairière aux Roukhs et dans le château. Ils troquaient les fourrures contre des armes et du métal. Pour le reste, ils se contentaient de la prodigalité de la forêt. Et ces hommes l’avaient élue reine, elle, Kushumaï la Chasseresse ! Reine des forêts de l’Irtych Violet…
Ambre rêvait, allongée sur le ventre dans la chaleur d’une fourrure d’Ohts, une espèce d’ours géant, le menton appuyé sur la paume de ses mains, les yeux perdus dans le vague. C’était une histoire, une vraie ! Elle éprouva un sentiment d’admiration et d’envie pour son hôtesse, qui découpait, dans le plat fumant qu’on leur avait apporté, des tranches de viande grillée.
– Tiens, ne te laisse pas mourir de faim, lui fit Kushumaï en lui tendant un morceau au bout de son couteau.
Ambre le saisit, se brûla le bout des doigts mais mangea avec appétit. Lorsqu’elle eut fini, la Chasseresse lui apporta une épaisse couverture.
– Assez d’émotions pour aujourd’hui, déclara son hôtesse en mouchant d’autorité les chandelles. Il est temps de se reposer ! Bonne nuit.
Ambre voulut protester et, par défi, lutta un moment contre le sommeil. Mais elle était si fatiguée que, quelques minutes plus tard, elle s’endormit.
– Parle-moi encore de tes amis, demanda Kushumaï à la jeune fille d’Ys alors qu’elles marchaient dans la clairière entourant le château, à la recherche de champignons à chair rose.
La veille, pendant la chevauchée, Ambre s’était mise à raconter sa vie à la Chasseresse, sans parler toutefois du Pays d’Ys. Elle avait aussi longuement évoqué les membres de sa petite bande, ainsi que quelques-unes de leurs aventures. Elle s’était demandé ensuite, un peu tard, si elle avait bien fait et si elle n’aurait pas dû se montrer plus prudente. Mais Kushumaï l’avait écoutée, sinon avec intérêt, du moins sans l’interrompre, et c’était le moins qu’elle pouvait faire que de distraire par ses histoires celle qui l’avait sauvée ! Et puis, quelle importance cela pouvait-il bien avoir ? Kushumaï vivait recluse dans l’Irtych Violet, en dehors des affaires du monde.
– D’abord, il y a Coralie. C’est ma sœur. Elle est un peu bébête et très peureuse ; elle ne pense qu’à s’habiller et à s’amuser. Mais elle est très gentille, très dévouée et… et elle arrive à faire ce qu’elle veut des garçons !
– Toi tu n’y arrives pas ? s’amusa Kushumaï. Tu es pourtant très jolie.
– Je me moque d’être jolie et de plaire aux garçons. C’est plus amusant de les faire enrager ! Et de leur montrer que je suis tout aussi capable qu’eux ! Tant pis si je leur fais peur. Ce que je veux, c’est qu’ils me respectent !
– C’est pour cela que tu essayes de leur ressembler ? A mon avis, ma fille, tu fais fausse route. Tu crois que singer les garçons suffit pour être respectée ? Au contraire : place-toi sur un pied d’égalité avec eux et tu es perdue… Vois-tu, Ambre, je manie l’arc et l’épée aussi bien que la plupart de mes hommes ; c’est indispensable pour me faire respecter. Mais était-ce suffisant pour devenir leur reine ? Non. Pour cela, je les ai désarçonnés avec ma fragilité. Je les ai conquis avec mon amour… Mais tu découvriras tout cela par toi-même ! N’éprouves-tu pas des sentiments pour l’un de tes amis, ce Guillemot dont tu me parlais hier ?
Les paroles de Kushumaï avaient troublé l’adolescente. Elle sentait confusément qu’il y avait du vrai dans ce qu’elle disait.
– Hein ? Ah ! Guillemot… Au début, il m’énervait à rougir et à bégayer pour un rien. Toujours à soupirer, et à rêvasser ! Maintenant… Il a changé, c’est vrai. Il est devenu plus fort, plus sûr de lui. Il rougit toujours quand on se moque de lui, mais ce n’est plus pareil : il dégage de l’assurance, du mystère. C’est sûr, il me plaît davantage !
– Tu as tout le temps d’y réfléchir, conclut Kushumaï avec un étrange sourire. C’est à ton âge que l’on commence à explorer son cœur ! Rentrons, nous avons assez de champignons pour un régiment.
Elles regagnèrent le château et abandonnèrent la discussion portant sur les amis d’Ambre. Kushumaï lui fit visiter l’écurie ; les chevaux étaient magnifiques. Puis elle lui mit une épée légère entre les mains et lui montra quelques passes dans la cour, sous le regard amusé des hommes arpentant le chemin de ronde.
Il fut bientôt temps d’allumer les feux et d’attendre le repas du soir en bavardant. Ambre eut l’idée de glisser dans la conversation la description du bijou que Thomas leur avait montré. « Yâdigâr », avait simplement murmuré, comme à elle-même, Kushumaï. La fille d’Ys avait essayé d’en savoir plus, mais son hôtesse avait ri en lui disant, sur un ton de mystère, qu’elle aurait une réponse à sa question au matin. Puis un chasseur était arrivé avec des boissons.
– Ambre, annonça Kushumaï en levant sa coupe remplie de vin, je bois au destin qui t’a placée sur ma route !
– Et moi, l’imita la jeune fille grisée par cette journée exceptionnelle, je bois également au destin, celui qui vous a mis sur la route de la clairière aux Roukhs !
Elles trinquèrent.
Aussitôt, Ambre sentit que sa tête lui tournait.
– Mais que… Kushumaï ! Qu’est-ce que… ?
Prise de vertiges, elle s’effondra. Kushumaï n’avait pas-bougé. Elle leva une nouvelle fois son verre et le vida d’un trait.
– Au destin, Ambre, au destin. Et à toi !
Ambre reprit brièvement connaissance lorsque Kushumaï l’emmena dans ses bras jusqu’au dernier étage de la tour, encombré de livres, de pots à herbes, de flacons contenant d’indescriptibles potions.