Tant de temps déjà s’était écoulé depuis qu’ils avaient franchi la Porte ! Ses amis rencontraient-ils autant de difficultés que lui ? Et surtout, seraient-ils à Yâdigâr, comme il l’espérait depuis le début ? Étaient-ils seulement encore vivants ?
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Kyle, qui, curieux, s’était approché.
– C’est une carte de ton Monde. Tu vois, nous sommes à peu près ici.
Kyle semblait fasciné.
– C’est la première fois que tu en vois une ?
– Oui… Et ces signes, là et là, c’est quoi ?
Guillemot le regarda.
– Ce sont des lettres et des mots. Tu ne sais pas lire ?
– Non.
– Il n’y a pas d’école ici ? continua l’Apprenti.
– Il y en a, mais elles sont rares, et réservées à quelques-uns.
– Tu ne connais pas ta chance… Allez, on repart, annonça Guillemot en rangeant la carte. Ah ! au fait, ajouta-t-il en tendant la main à Kyle, je m’appelle Guillemot.
Ils reprirent leur marche épuisante. Quelques heures plus tard, l’aube s’annonça. Kyle commença à s’agiter.
– Il faut trouver une Bokht, vite, avant que le soleil se lève.
– Une Bokht ? s’étonna Guillemot que les mouvements de panique de son compagnon commençaient à inquiéter.
– Oui, une plaque de roche… Il faut à tout prix en trouver une rapidement, sinon le Désert Vorace nous avalera.
Guillemot remit à plus tard ses questions et aida Kyle dans sa recherche fébrile. Heureusement, celui-ci s’écria bientôt joyeusement :
– Là-bas, j’en vois une !
Ils se précipitèrent en direction d’une pierre grande comme une barque et s’installèrent dessus. Quelques instants plus tard, le soleil fit son apparition. Le sable se mit alors à bruire et à frémir autour d’eux. Sous la large pierre, ils sentirent le désert se creuser. Puis tout redevint stable. En apparence… Guillemot leva sur son ami un regard interrogateur.
– Le Désert Vorace est vivant, expliqua Kyle à un Guillemot abasourdi. Le jour, il avale tout ce qui n’est pas en pierre : êtres vivants, métal, bois ! Mais la nuit, il dort : on peut le traverser sans crainte…
– Et il y a des hommes qui vivent dans cet enfer ?
– Oui, les Hommes des Sables. Simple question d’adaptation.
Ils cessèrent de parler pour économiser leur salive ; ils étaient partis sans eau.
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32 UNE MAUVAISE RENCONTRE
– Bon, et maintenant où va-t-on ?
– Laisse-moi regarder la carte… Tes amis nous ont débarqués à peu près ici ; à gauche, la route mène sûrement à Ferghânâ. Je pense qu’il faut la prendre. Après les Collines Mouvantes, il devrait y avoir une bifurcation en direction de Yâdigâr.
Coralie se pencha par-dessus l’épaule de Romaric et jeta un coup d’œil dépourvu d’intérêt à la carte.
– Si tu le dis. Mais dépêchons-nous de bouger : je suis en train de cuire au soleil !
La Sixième Tribu du Peuple de la Mer avait déposé les deux jeunes gens d’Ys sur un bout de la côte est déserté par les Gommons, à bonne distance du territoire de la sinistre Yénibohor. Matsi avait beaucoup pleuré quand Coralie l’avait prise dans ses bras. « Ne te laisse pas marcher sur les pieds sous prétexte que ton père n’est que le gardien des objets : tu vaux ce que tu décideras de valoir », lui avait-elle murmuré.
Romaric s’était contenté de serrer vigoureusement la main de Wal, et de le remercier pour son hospitalité. Ils avaient accompagné de grands gestes d’adieu le départ des radeaux, puis s’étaient dirigés vers l’intérieur des terres, où on leur avait assuré qu’ils trouveraient une route…
– Nous sommes déjà deux, lança Romaric en marchant entre les ornières creusées par le passage de nombreux chariots. Bientôt, nous serons tous réunis ! Pour cela, il suffit de se rendre à Yâdigâr. Tu ne m’as pas dit que le bijou de Thomas t’avait immédiatement semblé la meilleure piste à suivre ?
– Si, je l’ai remarqué tout de suite. Tu sais, j’ai toujours eu un faible pour les bijoux !
Romaric la regarda avec étonnement. Si Coralie commençait à se moquer d’elle-même sans l’aide de personne !
– Après réflexion, reprit-il en tripotant la carte qu’il avait gardée dans les mains, ce bijou est le seul indice que nous possédons tous en commun. Moi aussi j’ai tout de suite pensé à lui. Espérons que ce soit pareil pour les autres
Ils cheminèrent encore un moment sans dire un mot. Romaric, anormalement grave, semblait troublé. Soudain, il se décida :
– Coralie, je… je ne t’ai pas encore vraiment remerciée de m’avoir sauvé la vie, l’autre jour, avec les méduses… Ce que tu as fait était très courageux. Je ne sais pas si moi je l’aurais fait. En tout cas, je ne l’oublierai jamais.
Coralie rougit légèrement et tourna vers son ami un regard reconnaissant.
– Je suis sûre que tu aurais fait exactement la même chose, à ma place ! Par contre, moi, je pense que je serais incapable de recommencer.
– Ah bon ! Et pourquoi ?
– J’ai une frousse terrible des méduses ! Mais alors, terrible !
Et tu as plongé quand même ?
Romaric était estomaqué. Le courage dont Coralie avait fait preuve prenait une tout autre dimension ! La jeune fille, flattée, savoura l’admiration qu’elle sentait chez son compagnon. Mais elle ne put s’empêcher d’ironiser :
– Il fallait absolument que je te montre mes nouvelles boucles d’oreilles ! Et comme tu ne te décidais pas à rejoindre le radeau…
– Alors toi, tu es vraiment incroyable !
– Merci ! conclut Coralie en lui faisant un clin d’œil.
Ils ne s’arrêtèrent de marcher qu’à la tombée de la nuit, au pied des Collines Mouvantes.
Romaric alluma un petit feu d’herbes sèches et ils s’assirent autour pour manger les poissons fumés que leur avait donnés Wal à leur départ. Puis ils s’enveloppèrent dans leur manteau de Virdu et se blottirent l’un contre l’autre. Le futur Chevalier du Vent eut du mal à trouver le sommeil.
Ils tombèrent en milieu de journée sur la bifurcation dont avait parlé Romaric : une route filait plein sud. Ils l’empruntèrent.
– Si tout va bien, nous devrions arriver en vue de Yâdigâr dès demain, annonça le garçon.
– Je me demande à quoi peut bien ressembler cette ville !
– Si l’on en croit Wal, a rien d’agréable ! D’après lui, c’est le rendez-vous de tous les vauriens du Monde Incertain.
– Charmant ! Et dire que je pourrais être en ce moment chez moi, sur la terrasse, à siroter un thé glacé ! soupira Coralie.
Le chemin s’engagea au milieu de gorges rocheuses encaissées, et longea le lit d’un ruisseau asséché depuis longtemps. Il n’y avait aucun arbre, aucune plante. Tout était silencieux.
– Cet endroit me donne la chair de poule ! avoua Coralie en jetant autour d’elle des regards inquiets. Dépêchons-nous d’en sortir.
Ils pressèrent le pas.
Tout à coup, un long sifflement emplit le défilé. Deux hommes surgirent des rochers et barrèrent la route aux jeunes gens, en les menaçant de leurs armes. Des brigands ! Le premier, contrefait et de petite taille, brandissait un fléau d’armes et dardait sur Coralie, qui se sentit affreusement mal à l’aise, un œil exorbité ; un filet de bave pendait de sa bouche entrouverte et édentée. Le second, très grand et vêtu d’une fourrure d’ours, vint agiter sa lance sous leur nez.
Ils étaient prisonniers. Romaric serra les poings : sans arme, toute résistance était inutile. Il se laissa attacher les mains et entraver les pieds, tout comme Coralie.